PEINTURE : Ville et déréliction
Par Youssef Wahboun
L’artiste Catherine Renaud Baret expose ses peintures récentes à la Galerie Conil de Tanger du 8 avril à fin mai. Dans le texte du catalogue, Youssef Wahboun met l’accent sur la démarche du peintre et livre sa lecture de cette « épopée de blessures humaines ».
Intitulée Le Poète, une peinture de Catherine Renaud Baret se trouve être doublement transartistique. D’abord, c’est l’art d’écrire qui y constitue le sujet d’un tableau. Ensuite, retranscrits sur un mur derrière un personnage et des figures animales inidentifiables, des poèmes n’y font pas l’objet d’un livre destiné à la lecture mais sont exposés, offerts à la contemplation, donnant lieu à un tableau dans le tableau. Cette peinture renseigne à elle seule sur la vocation paragonale de la création de l’artiste doublée d’un écrivain. Catherine Renaud Baret écrit et peint depuis son jeune âge et publie des livres donnant à lire-voir des textes et des images. Représentant des personnages, des animaux, des paysages ou des dessins abstraits. Les illustrations qui accompagnent ses recueils de récits tentent de capter par les formes et les couleurs le climat psychologique issu d’une imagination littéraire. Le dessin ou la peinture ne reproduit pas une scène ou une action mais, à travers un visage ou une architecture, oeuvre à donner corps à l’impression que le texte impulse dans la mémoire. A admirer son talent de conteuse, le lecteur serait en droit de s’attendre à ce que Catherine Renaud Baret écrive un jour un long récit, un roman. Il n’en est rien, répondrait l’artiste. Depuis qu’elle s’est, exclusivement, consacrée à la peinture, raconter des histoires, elle préfère « le faire en dessinant ou en peignant», tellement sa relation à l’art des couleurs est «boulimique, passionnelle ». Sa peinture prolifique serait-elle une permanente transposition de romans qu’elle n’aura pas écrits, l’expression déviée de cette vision du monde de l’écrivain que l’artiste tait en elle ? L’inspiration littéraire de ses tableaux le laisse penser. Non seulement le peintre qualifie ses sujets picturaux d’ «histoires», mais celles-ci, affirme-t-elle, viennent souvent d’une « lecture ». Poésie et roman sont au coeur du rêve éveillé de l’artiste. Ils stimulent constamment une pulsion créatrice, un impérieux désir de peindre. L’univers donné à voir dans les toiles apprête une existence picturale aux êtres et aux choses dont l’imaginaire des écrivains contamine la sensibilité du peintre.
« La main maîtresse du cerveau »
Mais on se condamnerait à un contresens à considérer l’oeuvre de Renaud Baret comme une peinture littéraire, comme un art qui, à la vision littéraire ou à la narration, sacrifie le faire pictural, l’autonomie de l’exécution. Les toiles de l’artiste procèdent d’un ardent corps-à-corps avec la surface du support. «Mon plus grand plaisir dans le travail, confie le peintre, c’est de sentir ma main maîtresse de mon cerveau.» Le motif ou l’idée, fixés dans un dessin, ne sont que le point de départ d’une jubilation autonome de la peinture, d’une délectation physique au contact de la toile. L’art de Renaud Baret séduit par cette grâce lyrique qui le traverse de part en part sans jamais oblitérer les incartades ni les agressions de la main, ses courses et ses repentirs, ses gaucheries et ses prouesses. Au contraire, c’est dans la «piction», dans les agitations de la matière et le traitement que traces, coulures et grattages font subir au papier ou à la toile, que ce lyrisme imprime sa force. Nerveuse et véloce, la peinture fait voir jusqu’à l’émotion qui l’a fait naître. Le monde extérieur y paraît incendié dans une flamme intérieure. L’oeuvre est d’une puissante authenticité émotive. Dans l’art, Renaud Baret dit n’aimer que le «vrai», à savoir « le sentiment que l’artiste ne se cache pas derrière un trucage ».
A Tanger ou en France, l’artiste réalise des vidéos, des installations et des sculptures, mais c’est surtout dans la peinture que s’expriment son adhésion au drame de l’homme contemporain, son sentiment d’un monde où les stigmates de la chair se font l’écho de l’inquiétude de l’esprit.
Une création à double facture
Les oeuvres que montre l’exposition de la Galerie Conil brossent une vigoureuse épopée de blessures humaines. Des toiles et des papiers qui réactualisent d’abord cette double facture connue à la création de Renaud Baret : des tableaux où le sujet est effrité sous la spontanéité du geste puis des peintures non plus finies, mais plus nourries de gestes, de retouches, de volonté de dire l’existence. Dans les premiers, arènes de giclées rageuses, des blocs rectangulaires se transforment en personnages sous l’effet de traces gribouillées en forme de tête. Des corps humains se diluent dans le hasard des taches et disparaissent dans une explosion de formes suspendues dans l’air. Mais ce sont les secondes, plus franches quant au rapport de l’homme au monde, qui confirment cette insatiable propension de l’artiste : confronter le temps inexorable à la fragilité d’individus qui s’interrogent sur leur solitude. Mettant en avant des figures humaines esseulées au centre d’une composition binaire, la série se donne à lire selon un double usage du fond. D’abord, des peintures où l’homme semble exhiber ses torsions aux devants d’une contrée champêtre ou, plus fréquemment, d’un paysage urbain. Des silhouettes traversant le ciel sont perchées sur une architecture compacte, superposées à une partie de la médina vue en plongée. D’autres ploient sous un paysage urbain aux proportions gigantesques, écrasées sous les murailles ou marchant sur une terre qui menace de s’écrouler. La ville impose sa colossale architecture mais n’est pas moins vulnérable. Etalés en aplats aux jointures incertaines, les murs semblent se contorsionner et se défaire sur les épaules des passants figés dans l’attente.
Peindre pour dire l’existence
Mais c’est quand l’homme s’isole sur un fond monochrome qu’il concentre le regard sur son malaise. La peinture emmure les personnages pour mieux faire entendre leurs soupirs, mieux découvrir leur frilosité emmitouflée dans de larges écorces de chairs et de tissus. Dans l’un des tableaux, des amants sans visage semblent essoufflés après une course, le corps disloqué de l’homme préfigurant une chute fatale. Dans des Maternité(s), sujet obsessionnel de l’artiste, le corps de l’enfant paraît non porté mais épinglé à celui de la mère, né accidentellement du sein de cette Madone cabossée des temps modernes. Quand les bras et les mains maternels sont visibles, résistant aux ravages de la couleur, le corps de l’enfant déploie ses membres tel un cadavre écartelé, évoquant moins une Vierge à l’enfant qu’une pietà sur fond de déréliction éternelle. Parfois, le fond monochrome est entièrement sombre pour abriter dans la nuit noire une femme traînant un animal aux allures anthropomorphes, son propre reflet, désenchanté et indocile, impitoyablement tiré par une laisse sans faille. Le fond s’anime aussi d’une rencontre ou d’un objet, édifiant d’étranges scènes de genre frappées de folie. Dans une peinture montrant une femme et un enfant au visage bandé de brûlures, une percée dans le mur campe une triste veduta ouverte sur une foule d’épaves humaines. Un autre tableau représente une femme qui, tournant le dos au monde, semble, à l’aide d’une corde rouge, apprivoiser un tas de bestioles enfermées dans un cube transparent, microcosme d’un univers peuplé de haines pressées de nuire. L’art de Catherine Renaud Baret est une douloureuse figuration de l’homme dépossédé de lui-même au profit de la disgracieuse marionnette qu’en fait la cruauté du monde. Les flâneurs immobiles de Balthus y croisent les carcasses inachevées et spumeuses de Paul Rebeyrolle. Au spectateur qui se demanderait où l’artiste puise les images de cette humanité accablée qui la hante, les toiles intitulées Alep indexent le présent implacable. Universel et intemporel, l’homme que peint Renaud Baret naît d’abord des cendres des catastrophes contemporaines. Il est l’insoutenable caricature de l’actualité du monde pulvérisé dans une massive démence meurtrière.