Plaidoyer pour un plan « Emergence de la culture »
Par Taoufiq Boudchiche, Economiste
La Culture, un moteur du changement selon le nouveau modèle de développement
La vocation culturelle du Royaume
S’il y a un secteur dont la crise du Covid-19 a révélé l’importance auprès du public, voire de Monsieur « tout le monde », c’est probablement celui de la culture. Selon le ministère de tutelle, ce serait le troisième secteur économique le plus touché. Les activités culturelles auraient connu une baisse de leur chiffre d’affaires de 60 %. Cela nous donne à réfléchir sur la manière de mieux valoriser notre culture qui combine à bien des égards « authenticité, innovation et modernité ».
La vocation culturelle du Royaume s’est forgée sur la richesse et la diversité de son patrimoine matériel et immatériel. Elle est le fruit d’une histoire millénaire ainsi que d’un positionnement géographique au carrefour de flux d’échanges humains, d’idées et d’influences ethnoculturelles jusqu’à aujourd’hui incessantes.
Cette culture imprègne aussi bien le mode de vie marocain dans l’habillement, l’art de vivre au quotidien que des pans entiers de l’économie : artisanat, tourisme, architecture et urbanisme, hôtellerie et restauration, etc.
Le visiteur est quant à lui souvent touché par cette richesse qui s’exprime aussi bien dans le patrimoine bâti, la diversité de ses expressions artistiques que par les traditions, parfois millénaires, qui ont traversé le temps jusqu’à nos jours.
Le Général Lyautey, pour citer l’un des plus célèbres parmi eux, séduit par la culture marocaine s’en est même fait l’avocat auprès de ses supérieurs hiérarchiques pour préserver le Royaume d’une acculturation coloniale qui aurait dénaturé l’authenticité de ce patrimoine. Convaincu, il a inauguré un quasi-mouvement intellectuel destiné à intégrer la modernité dans le patrimoine culturel marocain. Les villes marocaines ainsi que plusieurs aspects de la vie sociale, administrative et politique en portent aujourd’hui la marque.
De même, peintres, écrivains, artistes et autres célébrités en visite au Maroc ont également fait du Maroc une source d’inspiration inépuisable et puissante à leurs créations artistiques et culturelles. Pour exemple, il y a eu les peintres comme Matisse et Delacroix, des écrivains comme Paul et Jane Bowles émerveillés par la ville de Tanger, Ernst Jünger à Agadir, Orson Welles à Essaouira. On connaît aussi l’histoire de Chrurchill et sa relation passionnelle avec Marrakech et avec l’hôtel « la Mamounia » dont l’une des chambres porte encore son nom où il venait peindre pour se détendre au soleil tout en admirant les montagnes enneigées de l’Oukaimiden.
Le célèbre et talentueux couturier Yves saint Laurent avait fait aussi de Marrakech son lieu privilégié de villégiature et de création. Il a laissé en héritage de son amour pour le Maroc et de sa passion pour Marrakech, sa somptueuse villa-musée située au sein du superbe jardin dit « Majorelle », sise sur la Rue baptisée « Rue Yves Saint Laurent » au centre de Marrakech. Le jardin, l’un des sites les plus visités de la ville ocre, avait été crée en 1931 par le peintre Jacques Majorelle, tombé également amoureux du Maroc. Il a également vécu jusqu’à son décès à Marrakech. Ce site de 8000 m2 reçoit 600.000 visiteurs par an.
La Culture facteur de rayonnement du Maroc
La culture a été dès les débuts de la construction de l’Etat moderne post indépendance en 1956 le principal vecteur de rayonnement du Royaume à l’étranger. Dès l’indépendance, il y a eu la création de la Maison de l’artisan et celle l’Office National du Tourisme ; deux organismes qui ont eu pour mission de faire connaître le Royaume à l’étranger à travers les beautés de sa richesse culturelle et géographique.
La première en faisant connaître les savoir-faire artisanaux marocains tout en stimulant pendant plusieurs décennies l’exportation des produits artisanaux. La seconde en valorisant auprès des potentiels visiteurs la beauté de la géographie du pays ainsi que celle des sites historiques qui ornent la plupart des villes du Royaume.
La réputation et l’attractivité du Royaume à l’étranger reposent jusqu’à nos jours, pour une grande part, sur sa richesse culturelle. Plusieurs villes du Royaume ont reçu le label culturel de l’Unesco comme Fès et Rabat. Elles sont inscrites au patrimoine mondial ainsi que la célèbre place « Jamaa El Fna », consacrée par l’Unesco, parmi les sites inscrits au patrimoine mondial immatériel à préserver. La ville Oasis de Figuig dans l’Oriental du Royaume est également candidate.
La Culture un marqueur diplomatique du Royaume
La Culture a également été le principal marqueur diplomatique du Royaume. Plusieurs moments forts de la diplomatie marocaine ont été réalisés sous le sceau de l’atout culturel. Par exemple, en 1986, la célébration culturelle du bicentenaire du traité d’amitié signé par le Maroc avec les jeunes Etats-Unis d’Amérique sous le haut patronage de Sa Majesté Le Roi Hassan II et du Président Ronald Reagan à Norfolk (Virginie).
En 1999, il y eut également l’organisation réussie du « temps du Maroc à Paris ». Une manifestation culturelle qui s’est étalée tout au long de l’année à laquelle ont été associés artistes, peintres, musiciens, comédiens, romanciers, universitaires, spécialistes du patrimoine, artisans, conservateurs de musées publics et privés marocains. Le prestige de cette manifestation a été rehaussé par la présence de Feu le Roi Hassan II sur les Champs Elysées et celle d’un détachement de la Garde Royale ayant ouvert le défilé du 14 juillet 1999.
Sur le registre du rayonnement culturel, on peut également évoquer d’autres moments importants comme la participation du Maroc aux expositions universelles : Séville (1992) et Lisbonne (1998), Hanovre (2000), Aichi (2005), Saragosse (2008), Shanghai (2010) et Milan (2015).
La prochaine exposition universelle à Dubaï prévue du 1° octobre 2021 au 31 mars 2022 aux Emirats Arabes Unis sera une nouvelle occasion pour le Royaume de présenter au Monde entier ses multiples facettes culturelles. Le Royaume y sera présent sur le thème novateur « Connecter les esprits, Construire le futur ». L’occasion également, de montrer la culture marocaine dans ses recherches d’alliances entre « authenticité, innovation et modernité ».
Et d’expérience, à chacune de ces manifestations d’envergure, le pavillon marocain se distingue par une affluence exceptionnelle au vu de la diversité de son patrimoine, de ses arts et du savoir-faire de ses artisans qui se déplacent sur place.
La Culture, une force motrice de l’économie
Lors de la décennie 2000-2010, le secteur culturel a acquis un statut économique spécial dans les pays émergents comme la Chine et d’autres pays asiatiques qui ont érigé ce secteur en véritable force motrice de l’économie. Partant de ce constat, la Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) a conduit à une réflexion sur l’importance de stimuler « l’économie créative » issue, notamment, des activités de création artistique adaptées aux nouveaux médias audio-visuelles, jeux vidéos , cinémas, musique, édition, événementiel, etc.
Elles seraient, selon la CNUCED, parmi les secteurs d’activité les plus porteurs d’opportunités économiques et de création de richesses. La CNUCED a consacré dans ses rapports le terme « d’économie et d’industries créatives » pour éviter probablement les controverses sémantiques, conceptuelles et idéologiques rattachées à celui « d’économies et d’industries culturelles ».
A ce propos les chiffres sont parlants. Selon la Cnuced, « Avec un taux de croissance des exportations supérieur à 7% sur 13 ans, entre 2002 et 2015, le commerce mondial de produits créatifs est un secteur en expansion et résistant… » (Rapport, 2019)
Pendant cette même période, la Chine et l’Asie du Sud-Est ont par exemple, totalisé 228 milliards de dollars de revenus d’exportations créatives, soit près du double de celles de l’Europe. Selon les experts de la CNUCED, l’économie créative aurait une double valeur « commerciale et culturelle » qui se traduit par une contribution considérable à la création d’emplois, la croissance économique et l’intégration dans les chaînes de valeur mondiale.
Cet organisme des Nations-Unies en conduisant cette réflexion globale sur le rôle des activités de création artistique et culturelle comme facteur de développement, a mis en valeur l’importance des politiques publiques qui feraient de la culture un vecteur de croissance économique, de création d’emplois, en favorisant l’émergence de véritables « industries culturelles ».
La culture marocaine n’est pas en reste. Elle est aussi devenue le lieu de l’émergence d’une « industrie culturelle » qui mobilise talents artistiques, entreprises diverses dans le domaine de l’événementiel, l’édition, la musique, la logistique, les nouvelles technologies….
Par exemple, lors de la crise du Covid-19 qui a touché durement les activités culturelles, la CGEM, a avancé à l’occasion d’une rencontre sur le sujet, en présence du ministre de la Culture, le chiffre de 100.000 emplois directement impactés, tandis que la fédération des industries culturelles et créatives (FIDCC) a évoqué un montant de 2 Milliards de DH de manque à gagner pour l’année 2020
La Culture « populaire » plébiscitée par les marocains
Depuis une vingtaine d’années, le Maroc se dote progressivement d’évènements culturels de classe mondiale. On peut citer à cet égard, le Festival International du Film de Marrakech qui est devenu un rendez-vous important dans l’agenda des festivals internationaux. Il y a aussi, les grands festivals de musique : Mawazine-rythmes du Monde à Rabat, Festival des Musiques Sacrées de Fès, Timitar à Agadir, Festival des Gnawa à Essaouira, Festival international du Raï à Oujda…
D’autres festivals plus anciens participent à l’animation et à la valorisation de la culture marocaine comme le Moussem d’Açila ou le festival de Fès de la culture soufie. Il y a également tous ces Moussems traditionnels qui ponctuent la vie rurale et périurbaine tout au long de l’année.
Mais, la culture en sus, de ses effets d’entraînement multiples sur l’économie, comme illustré ci-haut, sur l’économie, le tourisme, l’éducation, l’édition, l’audio-visuel, les nouvelles technologies, la diplomatie (soft power), l’artisanat… ce sont également ses aspects symboliques et fonctionnels qui représentent des enjeux essentiels à la cohésion sociale.
La culture est créatrice de lien social, elle participe à l’animation des villes et des campagnes au sein du Royaume (les festivals, les Moussems, les musées, les hommages divers et variés au patrimoine, le théâtre, etc.), en plus de la production de « plaisir, de joie et de bonheur », dans plusieurs aspects de la vie sociale, à travers « la culture divertissement » qui a tellement manqué aux marocains épris de « culture populaire » (cérémonies familiales, soirées musicales, rencontres culinaires,…).
La culture, un « antidote » aux fléaux tels que la radicalisation
Le rôle éducatif de la culture doit également être mis en avant dans la réflexion sur les fonctions sociales de la culture en particulier auprès de la jeunesse. En effet, en lui facilitant, un accès élargi aux œuvres culturelles et artistiques (littérature, peinture, musique, théâtre, cinéma, etc.), on transmet à notre jeunesse, le goût artistique, le sens du beau, le savoir-être, l’ouverture sur l’autre, l’envie d’apprendre…
A ce propos, on ne peut que regretter que les arts et les divers aspects éducatifs de la culture ne sont pas assez mis en valeur dans le système éducatif classique ou bien seulement à titre exceptionnel.
Auparavant, la transmission « des arts et des savoir-faire » se faisait dans le cadre des corporations de métiers, notamment, chez les artisans. La transmission s’établissait par l’apprentissage et le compagnonnage. Aujourd’hui ces institutions sont en voie de disparition ou ont disparu et la transmission des « savoir-faire patrimoniaux » est devenue plus problématique.
Or, selon l’Unesco, «la culture, dans son sens le plus large, est l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances.» (Déclaration de Mexico, 1982).
La question de la transmission des cultures à l’heure de la mondialisation envahissante serait même devenue un enjeu sociétal et diplomatique. Au sein de l’Unesco par exemple, un consensus a pu s’établir non sans difficultés diplomatiques, pour protéger les biens culturels de leur marchandisation à outrance, ainsi que du risque de la standardisation culturelle et d’hégémonie culturelle. Selon, la « convention internationale sur la diversité culturelle », la culture ne peut être traitée comme une marchandise comme les autres.
Or, face à la mondialisation, à l’envahissement des réseaux sociaux, à la télévision satellitaire, ajoutée à la domination des GAFAS (Google, face book, Amazone et Microsoft), le risque de standardisation culturelle à travers le monde n’est plus un simple fantasme mais est devenue une réalité. La culture « des plus puissants », certainement pas la plus brillante au plan intellectuel, se substitue progressivement « aux traits distinctifs et aux spécificités culturelles ».
D’ores et déjà, on constate les dégâts de la radicalisation causés, notamment auprès de la jeunesse, par le vide culturel auquel s’est substitué des cultures importées par « les pétrodollars », les télévisions satellitaires, les réseaux sociaux…
Comme on ne peut que déplorer l’envahissement de notre culture religieuse ancestrale, empreinte de tolérance et de coexistence pacifique et multiculturelle, par des idéologies rétrogrades et mortifères véhiculées par ces médias dont il est difficile de maîtriser les manipulations idéologiques et la face cachée.
Repenser la Culture, vivement un « Plan Emergence pour la culture »
Aussi, parmi les enseignements de la crise du Covid-19, devrions-nous repenser le secteur de la culture autant en termes de moteur de croissance économique, de résilience aux crises et à la précarité, qu’en termes éducatifs pour faire face aux défis des temps présents et futurs. Il y a là, dans ces défis culturels, un lieu privilégié d’expression du génie culturel marocain qui sait rallier, quand la volonté est présente, des combinaisons élégantes « d’authenticité, d’innovation et de modernité », inspirées de ses spécificités et de ses singularités culturelles.
Au Maroc, c’est aussi, sous cet angle particulier, que le rapport du nouveau modèle de développement, s’est intéressé à la Culture, qui doit être érigée selon ses auteurs, comme « moteur du changement ».
Aussi, ne serait-il pas temps de plaider pour « un plan Emergence de la Culture » ? Il permettrait d’inaugurer un chantier volontariste et structurant pour faire de la Culture un atout supplémentaire de développement national, régional et local aux multiples interactions.
Ce serait l’occasion également d’engager un débat national salutaire sur le rôle vital de la Culture dans un pays où le patrimoine et la diversité culturels forgent en chacun de nous et collectivement un « capital immatériel » d’une richesse singulière et exceptionnelle.
Ce patrimoine a été rappelé avec panache en préambule de la Constitution de 2011 où il est mentionné que l’unité du Royaume, « forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». Un précieux « capital matériel et immatériel » à mettre au service des « transformations structurelles » qu’appellent les nouvelles ambitions nationales attendues du nouveau modèle de développement.