Qatar et l’enjeu saoudien

 «Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples (…). Je savais qu’au milieu de facteurs enchevêtrés une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être.» Ce propos est à lui seul un apophtegme, de Gaulle l’avait prononcé en 1956, suite à la crise de Suez lorsque le gouvernement français de Guy Mollet et britannique d’Antho­ny Eden, alliés à Israël, organisèrent une expédi­tion contre Gamal Abdel Nasser qui avait imposé un blocus sur la Canal de Suez.

« Partie de poker » aus­si ? Elle fit intervenir deux autres acteurs : l’Union soviétique (URSS) à laquelle, par dépit et faute d’autre soutien, se rallia le gou­vernement égyptien de Nasser, et surtout les Etats-Unis dirigés par le Républicain Dwight Ei­senhower. Pas moins de cinq à six protagonistes, entre ceux qui s’étaient ouvertement affichés et les autres qui, le doigt sur la bouche, mezza voce, n’en attendaient pas moins pour mettre à profit les événements.

Peut-être n’est-il pas si aisé de mettre un parallèle entre cette crise dramatique qui faillit jeter le Moyen Orient dans le gouffre de la guerre et les événements que la même région vit à présent ! Le 5 juin 2017 constituera, en effet, une date funeste pour les peuples arabes, parce qu’elle marque l’une des plus violentes et surprenantes ruptures de sa cohésion de fa­çade et de ses sempiternels replâ­trages. Derrière l’Arabie saoudite, d’emblée, se sont alignés trois pays et non des moindres pour lancer impromptu une offensive contre Qatar : les Emirats arabes unis (EAU), Bahrein et l’Egypte. Ils seront suivis par plusieurs autres, notamment tous ceux qui se sentent redevables au gouver­nement saoudien, dont au moins huit Etats d’Afrique : Mauritanie, Sénégal , Gabon, Niger, Tchad, Gabon, Maurice, Comores…

Une opération de mise en quaran­taine de l’Etat de Qatar, caractéri­sée par un embargo total, aérien, terrestre, commanditée de Ryad, a été mise en oeuvre avec fracas et force publicité. Du coup, ce n’est pas seulement l’unité géo­politique des pays membres du Conseil de coopération du Golfe qui s’est volatilisée, non plus la politique commune arborée de­puis des lustres, mais l’identité même de ce qu’on appelle l’Ordre proche-oriental instauré avec cette habituelle multipolarité géopo­litique où l’Arabie saoudite tient le haut du pavé, et des Etats satel­lites que sont Bahrein, les Emirats arabes unis, Oman, Koweit voire Oman et, jusque là Qatar…

Par sa superficie qui recouvre un immense territoire de 2 millions et 224 000 kilomètres carrés, le plus grand de la péninsule arabe, bordée par la Mer Rouge et le Golfe Persique, presqu’un conti­nent à elle seule, l’Arabie saou­dite constitue une sorte de pôle jupitérien, elle écrase les petits Etats voisins dont Qatar – 11.571 kms carrés – qui jusqu’aux années soixante n’existait pas en tant que tel. Et qui n’a recouvré son sta­tut d’Etat indépendant que le 3 novembre 1971, à la faveur de la crise pétrolière en gestation qui verra se regrouper les pays pro­ducteurs au sein de l’OPEP et dé­créter un sévère embargo sur l’ex­portation du pétrole au lendemain de la guerre du Kippour. Les pays arabes, Arabie saoudite en tête en­tendaient ainsi pénaliser l’Europe et les pays occidentaux, accusés d’avoir soutenu Israël.

Depuis lors, l’Europe en construc­tion, l’Occident en général, les Etats-Unis en particulier, quelle que soit la majorité politique qui les dirige, l’Union soviétique d’antan, la Russie ensuite et la Chine, n’ont cessé de considé­rer l’Arabie saoudite comme le « poids lourd du Moyen Orient », la puissance régionale à l’ombre de laquelle bon nombre d’Etats alentour vivent et prospèrent. Pre­mière puissance exportatrice de pétrole dans le monde, qualifiée à tort ou à raison – avec les autres Etats du Golfe – de «pouvoir pé­trocrate», qui suscitait enthou­siasme, engouement et mobilisait des armées d’investisseurs, de porteurs de projets en provenance de la planète et faisant le pied de grue des ministères et des palais divers.

L’arrivée sur la scène du Golfe de Qatar, bien qu’elle ait été sa­luée par Ryad, modifia quelque peu l’équilibre, parce que le petit Emirat, notamment depuis 1995, date à laquelle Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani prend le pouvoir, propose alors une ouver­ture du pays, libéralise la presse écrite et audiovisuelle et dans la foulée, en 2003, fait adopter une Constitution, entrée en vigueur en 2005. Quand en juin 2013, l’émir Hamad cède le pouvoir à son fils Cheikh Tamim, c’est un autre Qa­tar qui émerge, riche et pourvu, ambitieux, peut-être même gou­lu, disposant des 3èmes réserves mondiales de gaz (derrière l’Iran et la Russie) qui encourage les Frères musulmans en Egypte et les mouvements de contestation dans le monde arabe.

Sans doute, en effet, devrait-on mettre en exergue cette donnée que Qatar a mis à profit l’affais­sement des grands Etats arabes comme l’Egypte, la Syrie en guerre, l’Irak détruit, l’Algérie déstabilisée pour, la communi­cation et la chaîne Al-Jazeera ai­dant, s’ériger et s’imposer. Cette nouvelle donne constitue à coup sûr l’un des motifs du malenten­du entre Doha et Ryad. Les autres raisons ayant conduit à la rupture violente du 5 juin tiennent à une volonté rédhibitoire de l’une et l’autre d’affirmer son leadership sur la région, ensuite aux rap­ports avec l’Iran qui affiche de grandes ambitions de puissance nucléaire…

Ryad et Doha n’ont pas, évidem­ment, la même position face à Téhéran . Le conflit de souverai­neté sur la petite île Abou-Mous­sa et les Petite et Grande Tombe, situées dans le Golfe arabique, annexées par les Emirats Arabes Unis, n’a cessé de mobiliser les Etats arabes, dont l’Arabie saou­dite et l’Irak contre l’hégémo­nisme territoriale de l’Iran qui les revendique. Si la rivalité ré­gionale oppose viscéralement l’Arabie saoudite à l’Iran, et donc accentue l’isolement de Qatar, le bouleversement politique qui vient de s’opérer à Ryad, avec la désignation comme Prince héri­tier de Mohammed Ben Salmane, achève donc une architecture iné­dite propre à trancher et à radica­liser les positions.

Un champ nouveau se dessine au Golfe : d’une part le Saou­dien Mohammed Ben Salmane, conforté dans sa montée en puis­sance, allié au Prince héritier des Emirats, Mohammed Ben Zayed al-Nahyan, et d’autre part Cheikh Tamim. Leur rivalité annoncée préfigure une véritable confron­tation où se croisent puissance financière, enjeux militaires et so­ciétaux. L’arrivée de Mohammed Ben Salmane dans le « jeu » des leaderships, s’accompagne d’une irascible volonté de modernisa­tion et d’une vision à terme : ne plus compter sur les richesses du pétrole pour faire accéder l’Ara­bie saoudite à la modernité. C’est également le même postulat dé­fendu à la fois par le Prince émi­rati et Cheikh Tamim le qatari…

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