Récit de vie : Gabriel BANON se raconte
DE LA RUE DE TANGER À L'ELYSEE
ÉPISODE 1
Gabriel BANON, un nom qui à lui seul constitue un pan de l’Histoire. La vie de ce grand enfant de Casablanca s’offre à nous sur plusieurs toiles de fond aussi luxuriantes les unes que les autres. Parler de Gabriel BANON n’est pas chose aisée quand bien même on serait son meilleur ami tellement sa vie est riche, passionnante et singulière. Enfant, il avait joué avec des princes. Adulte, il allait conseiller et chuchoter à l’oreille des grands de son époque allant du Roi de Suède, au Président russe en passant par Yasser Arafat et George Bush père. Comment pourrait-on donc raconter la vie de celui qui fut l’ami des grands de ce siècle comme Henry Kissinger ou encore l’ancien président Gerald Ford et bien d’autres sachant qu’on omettrait bien des chapitres palpitants d’une vie exceptionnelle à tous égards ? Gabriel BANON c’est aussi une carrière riche de rencontres de haut niveau que lui seul pourrait nous raconter. Pendant bien des années, tous ses amis et son entourage l’ont exhorté à écrire sa vie mais la modestie des grands l’en a toujours empêché. Peut-être aussi son sens de responsabilité et surtout de discrétion lui qui garde bien au fond de lui des secrets d’Etats. À mon grand bonheur, et je peux même m’en sentir fière, je l’ai convaincu de le faire par devoir de partage, lui qui a beaucoup de choses à nous apprendre. Dans ces épisodes que nous allons publier, au fil des éditions, Gabriel se confiera à nous, se racontera et nous embarquera dans un voyage savoureux dans les arcanes de son monde fabuleux mais bien des fois tumultueux.
Cédant aux nombreuses sollicitations pour ne pas dire les pressions de mes amis, je me suis décidé, enfin, à narrer comment je me suis trouvé un jour, à m’agiter dans les ors de la République française et dans le palais de l’Élysée. Ces souvenirs viennent, comme tous les souvenirs, dans le désordre et ne respectent aucune chronologie des faits. Seul s’impose l’enchaînement des événements.
Je suis né un 6 janvier, l’année importe peu et le propos ici n’est pas l’âge. D’ailleurs, les informations diffèrent suivant les documents officiels et la mémoire des anciens. En Afrique et dans le monde arabe, l’âge n’est pas un problème et la famille reste la cellule principale de la société. On ne connaît pas encore les maisons de retraite et les aïeux continuent à vivre au milieu de ceux à qui ils ont donné la vie, fort heureusement. Dans les pays dits développés, l’âge est un handicap, et la famille s’est étiolée dans beaucoup de pays. Au respect dû aux vieux, les Marocains ajoutent le pragmatisme. Ne disent-ils pas : « Celui qui te dépasse d’une nuit, te dépasse d’une ruse » ?
Mon enfance s’est passée à une époque où on ne fermait pas les portes des maisons. On entrait pour un oui ou pour un non, pour du sel, du sucre, pour annoncer une naissance, un mariage, un départ ou un retour de voyage. Les bébés n’avaient ni race ni religion. La mère, qui avait une « montée de lait » généreuse, allaitait indifféremment son bébé ou celui de la voisine. À ma connaissance, le Maroc est le seul pays où existe la notion de frères de lait. Des frères dont les liens sont aussi étroits que ceux du sang, parfois plus. La famille est la cellule maîtresse de ces sociétés « de quartier ». Les maisons de retraite étaient inconnues. Les aïeuls restaient à la maison, partie intégrante du cercle de famille. C’était le « vivre ensemble », un art consommé, à l’époque, de tous les Marocains.
Mon père, arabisant reconnu, nous avaient inculqué le respect des autres cultures, particulièrement l’Islam. Convaincu d’un même Dieu pour tous les Hommes, il n’avait pas hésité, lors de nos vacances annuelles à la campagne marocaine, à m’envoyer à l’école coranique du « bled ». Là, avec mes petits camarades, j’ai appris les versets du Coran sur les planches en bois préparées à notre intention par le « fqih ». Ajoutés à mes cours à l’école rabbinique, on peut dire que j’étais œcuméniste avant l’heure.
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Je suis donc né un 6 janvier, dans une grande maison au N° 5 de la rue de Tanger, dans la vieille médina de Casablanca. Notre voisin immédiat était le Résident général, représentant la France au Maroc. À l’origine, la bâtisse avait été construite par un architecte français, pour loger le médecin du Général Lyautey, qui deviendra plus tard, en 1921 Maréchal de France. Je n’ai jamais su par quel hasard, mon père l’avait acquise, quelques mois avant ma naissance. La rue de Tanger donnait à droite sur le quartier des Consulats, et était coupée à gauche par la rue de Safi qui s’enfonçait dans le cœur de la Médina. De la fenêtre du deuxième étage, de la chambre de mes parents, on pouvait suivre les allées et venues de la Résidence et assister aux cérémonies et prises d’armes, lors de la réception de personnalités.
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Mon arrivée fit la joie de mes parents, plus spécialement ma mère. Une fille m’avait précédé et le « choix des rois » était une bénédiction pour une « Mama juive ». Plus tard suivirent quatre filles. C’est dire si j’étais pour elle son « Roi », beaucoup moins pour mes cinq sœurs. Ma sœur aînée avait vu d’un très mauvais œil mon arrivée : elle venait subrepticement pincer le nourrisson que j’étais, me faisant pousser des cris qui ameutaient ma mère. Elle découvrit le pot aux roses à la deuxième ou troisième douloureuse tentative. Seule la dernière-née me vouait une admiration béate, toujours accrochée à mes basques. Elle avait la particularité de se souvenir de faits d’avant sa naissance. Elle devait écouter énormément aux portes.
Mes sœurs saluèrent avec soulagement l’arrivée de mon frère, treize ans après. C’est donc au milieu des filles que j’ai passé mon enfance. Je les embrigadais dans des aventures inimaginables, depuis la construction d’un bateau dans le jardin jusqu’à la recherche d’un trésor qui n’existait que dans mon imagination. À observer mes sœurs, j’appris énormément sur la gent féminine. Capables du meilleur comme du pire, elles pouvaient faire étalage d’un trésor d’affection comme d’un machiavélisme redoutable. Le bilan devait être positif, car elles m’apprirent à aimer les femmes et à leur parler.
À quatre ans, ma mère m’a mis à l’école hébraïque du quartier. Pendant trois ans, après avoir appris à lire et à écrire l’hébreu sacré, j’apprends par cœur les textes de la bible, la « Péracha ». Des textes qu’on ânonnait, religieusement, sans comprendre le moindre mot, pas plus que le rabbin enseignant, je présume. Mais cela me donna le goût de l’étude, développa ma mémoire et me familiarisa avec la lecture. Néanmoins, je ne devais pas y trouver un intérêt énorme, l’histoire court dans la famille qu’un jour, je revins inopinément de l’école sans attendre que l’on vienne me chercher. Ma mère s’inquiète à juste titre de ce retour prématuré : « L’école est en feu et le rabbin est mort » lui dis-je. Allons voir cette catastrophe, me répondit-elle. Elle me prit par la main et me ramena immédiatement à mes chères récitations.
J’allais avoir sept ans, lorsque mon père mit un coup d’arrêt à mes « études » religieuses. « Tu veux en faire un rabbin ? » demanda-t-il à ma mère. « Il est temps qu’il aille à l’école ! » C’est ainsi que je me retrouvais à l’École Sansol, appelée aussi École de la Ferme blanche, l’école de la République. Elle se trouvait et se trouve encore en bordure de la ville ancienne, vers la mer. On devait traverser toute la médina pour y arriver. A la porte de « Bab Marrakech », véritable « Rungis » de la ville, on slalomait entre les montagnes de légumes et de fruits. C’est à pied que l’on rejoignait l’établissement scolaire, ma sœur aÎnée et moi, puis, au fil des années, en groupe avec les autres sœurs. Mon père refusait que l’on nous accompagne en voiture. Il disait qu’il fallait y aller à pied, comme tout le reste de l’école. Seul avantage, Mbark, l’employé de maison qui nous accompagnait, pouvait se charger de nos cartables. En hiver, lorsqu’il pleuvait, on était tous équipés, bottes en caoutchouc et cirées.
Les premières semaines furent une succession de déménagements. Après une semaine de classe, le directeur venait et me demandait de ramasser mes affaires ; je changeais de classe. La scène se répéta encore deux fois. Je bouclais les sept années de la primaire en trois ans et me retrouvais à dix ans à passer un examen éphémère de fin d’études, le DEPP (diplôme d’études primaires préparatoires), trop jeune, à l’époque, pour postuler au certificat d’études.
Nous sommes encore en guerre. Le régime de Vichy, sur les directives des Nazis, ordonne à Rabat d’appliquer les mesures discriminatoires à l’égard des juifs : recensement et renvoi de tous les élèves juifs des écoles publiques. Le Roi Mohammed V s’y opposa en déclarant qu’il n’avait que des sujets marocains. On échappa à certaines mesures infamantes, pas toutes, entre autres, l’application de la loi du 3 octobre 1940, limitant le nombre d’écoliers juifs dans les institutions françaises. Il n’obtint que le maintien d’un élève par classe, le numérus clausus. Plus tard, j’apprendrai que des avocats juifs furent également frappés par ces mesures d’exclusion, ainsi que des familles habitant la ville nouvelle.
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L’école israélite de l’Alliance se mobilisa pour faire face à cet afflux d’élèves. Elle déploya un trésor d’imagination pour organiser deux lycées dans un, celui du matin et celui de l’après-midi. Ces lois raciales furent abolies le 16 novembre 1942 par le Général Eisenhower.
J’ai bénéficié de la mesure « numerus clausus » et poursuivi mes études au Lycée Lyautey. L’inconvénient est qu’il me coupa de ma communauté. Mes amis furent des Jacques, Georges, Michel, etc. et pratiquement pas des Jacob, Isaac et tant d’autres. Le seul juif que je peux reconnaître comme ami d’enfance est un Lucien. Il partageait ma passion pour l’escrime et je le connus à la salle d’armes. Nous avions alors onze à douze ans.
Si la matière, en laquelle j’excellais, était les mathématiques, je le dois à un professeur exceptionnel qui m’en donna le goût. Il expliquait que les maths étaient un jeu de devinettes, avec à notre disposition des règles pour résoudre les énigmes, ces différentes règles que nous devions apprendre par cœur.
Je fus un lycéen très occupé. Outre les cours, j’avais les leçons d’escrime, la préparation de ma « Bar Mitsva », ma communion, et le week-End, le scoutisme. Avec mes amis du lycée, je rejoignis les scouts de France. À la première rencontre avec l’aumônier de la troupe, je l’informais que j’étais juif. Une chance, c’était un prêtre intelligent et ouvert. Il me rassura en me disant qu’il ne voyait pas où était le problème, « Jésus était juif, aussi on pourra faire de toi un bon catholique ». Je m’esclaffais en lui disant que le risque était partagé. C’est ainsi qu’il m’arriva de servir la messe.
À partir de la troisième, on s’inscrivit tous ensemble, devenus « routiers », à la préparation militaire. C’était aux escadrons de France. Les dimanches, on les passait à cheval.
Chaque fois que j’avais un moment, j’allais traîner au port, pratiquement en face de la maison. J’arpentais de préférence le quai militaire. Je passais de longs moments à admirer, un sous-marin, un croiseur, ou encore un garde-côte de la Marine nationale française. C’est là que je fis la connaissance de deux élèves ingénieurs-mécaniciens de la Marine nationale. L’un, Charles Donwahi, venait de Côte d’Ivoire, l’autre, Corneille, originaire de Conakry, habitait à Abidjan. Ils étaient affectés à cette période, au ravitaillement des bateaux, et officiaient pour ce faire, dans une immense barge-citerne, qui allait devenir mon point de ralliement au port. Charles et Corneille devinrent des visiteurs assidus de la maison familiale. Tout le monde les adopta. Ils continuèrent à venir après que j’avais quitté le Maroc pour mes études. Je ne reverrai, plus tard, que Charles, beaucoup plus tard, dans des circonstances inattendues.