Tunisie : de l’ambivalence à l’incohérence diplomatique

Par Kamal F. Sadni

(Géopoliticien)

Mine de rien, le Rapport de l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité intitulé ‘Maghreb Rivalries Over Sub-Saharan Africa’ (SWP, Novembre 2020), s’invite dans la perception tunisienne des relations intermaghrébines. Le Rapport rédigé à l’adresse du gouvernement allemand met en garde contre la vitesse de développement et de progrès réalisés par le Maroc au détriment de l’Algérie et de la Tunisie et recommande de faire en sorte de juguler les ambitions du Maroc à devenir une économie émergente concurrente des puissances européennes intermédiaires qui laisserait ses voisins loin en queue de peloton (K. F. Sadni, 2021).

En réalité, le Rapport autant que certains signes relevés ces derniers mois, confirment la thèse de l’ambivalence de la diplomatie tunisienne qui a coutume de jouer sur les contradictions de ses partenaires maghrébins pour marquer des points sur l’échiquier géopolitique régional.

Cependant, les planificateurs politiques tunisiens auraient négligé un petit détail : les donnes et la qualité-hiérarchie des acteurs impliqués dans le jeu ont changé, en comparaison avec le schéma classique de l’équilibre de puissance dans les périphéries où la tension de rôle demeure vivace.

Le vote de la Tunisie au sein du Conseil de Sécurité sur la résolution 2602 (2021) du 29 octobre 2021 en est l’illustration la plus éloquente. Il ne s’agirait pas d’une position inspirée par le souci de l’équilibre par rapport aux relations tendues entre l’Algérie et le Maroc. Il ne s’agit pas non plus d’une volonté de garder la porte ouverte pour une éventuelle médiation à l’avenir. Il s’agit, tout simplement, d’un choix opéré en faveur de l’Algérie. Un choix qui est devenu plus limpide depuis des années déjà.

Est-ce que la Tunisie a tort ?  La question n’a pas raison d’être posé. La Tunisie ne fait que confirmer l’ambivalence de sa politique étrangère dont elle fait son fer de lance advienne que pourra. Et cela remonte déjà à plus loin : aux années 1960, 1970, 1980 et 1990. Quatre décennies pendant lesquelles, Tunis, le vent en poupe, avait, à n’en point se lasser, revendiqué un statut d’équilibriste dans la perception des relations conflictuelles entre les deux acteurs majeurs de la région, le Maroc et l’Algérie.

De l’ambivalence, mais de la retenue calculée

Des faits historiques le rappellent de belle manière. Premièrement, l’alignement de la Tunisie sur le Groupe de Monrovia par opposition au Groupe de Casablanca en 1961 qui ont tracé les grandes lignes de ce qui devait être l’Organisation de l’Unité africaine en 1963.

Deuxièmement, une position ambiguë par rapport aux tensions entre le Maroc et la Mauritanie durant le années 1960-1969.

Troisièmement, une position floue à l’égard de l’intégrité territoriale du Maroc, alors que le Sommet arabe de Rabat en 1974 a apporté un soutien sans équivoque au Maroc et à la Mauritanie sur la question du Sahara, avant que cette dernière ne cède devant l’Algérie et ne fasse une lecture erronée de la géopolitique en 1979.

 La position ambivalente de la Tunisie évolue avec le temps et se cristallise en 1983 quand la Tunisie se joint à l’Algérie et à la Mauritanie pour créer l’axe tripartite dirigé contre le Maroc et la Libye par la signature (mars et décembre 1983) du traité de fraternité et de concorde. Le traité était signé pour contrecarrer l’offensive marocaine au sujet du Sahara marocain (proposition d’un référendum contrôlé) à la suite du Sommet de l’OUA à Nairobi (1981) et concrétiser, chemin faisant, la série d’accords imposés par l’Algérie à ses voisins, y compris la Tunisie, en 1983.

 La parenthèse de 1989, sanctionnée par la création de l’Union du Maghreb arabe, était un choix pragmatique de Tunis qui lui permettait de légitimer les nouvelles institutions à la suite de l’éviction du président Habib Bourguiba. Une éviction qui n’était pas du goût de certains dirigeants arabes.

La liste des atermoiements de la diplomatie tunisienne est longue, mais on ne peut pas s’empêcher de citer la proposition faite en mars 2021 par Mohamed Ghannouchi, leader du mouvement Ennahda, alors président du Parlement, de voir créer une alliance regroupant la Tunisie, l’Algérie et la Libye comme noyau dur de l’Union du Maghreb arabe.

 Une proposition destinée à évincer le Maroc et la Mauritanie. Cette proposition a été condamnée par plusieurs esprits éclairés en Tunisie qui y vont vu un calcul politicien en direction de l’échiquier politique interne et un clin d’œil à l’entente (sans lendemain du reste) entre la Tunisie, la Turquie et l’Algérie au sujet de la crise libyenne.

On ne peut pas non plus ne pas évoquer cette frénésie qui s’empare des médias et experts tunisiens subissant le martyre de voir le Maroc progresser et surtout (comble d’ironie !) de prétendument subtiliser des investissements étrangers à la Tunisie.

 Tous ces exemples démontrent une certaine animosité à l’égard du Maroc. Cela aurait pu être compréhensible si les lamentations tunisiennes étaient justifiées. Ce n’est pas le cas.

De quoi le Maroc serait-il coupable vis-à-vis de la Tunisie ? Si l’on brasse large, on ne peut pas trouver grand-chose. Peut-être une ou deux fois où un candidat marocain à une organisation régionale ou internationale a-t-il été élu à la place d’un candidat tunisien. Mais est-ce si criminel ? La Tunisie en a fait plus et elle fut un temps où la présence de ressortissants tunisiens au sein des organisations internationales, toutes disciplines confondues, a été la plus nombreuse et la plus remarquable par rapport à ses voisins maghrébins. Et mine de rien, là encore, ces représentants servaient de belle manière l’agenda diplomatique tunisien.

 Quel autre alibi la Tunisie pourrait-elle avancer pour contrecarrer les intérêts du Maroc ? Le souci de garantir la stabilité et la paix au Maghreb et dans la bande sahélo-saharienne comme le laissent entendre certains responsables et observateurs tunisiens ? Balivernes !

En effet, ce n’est pas le Maroc qui a orchestré les attaques contre Gafsa en janvier 1980 quand un commando dépêché par la Libye et soutenu par l’Algérie, qui le laisse transiter par ses frontières, a cherché à déstabiliser la Tunisie. Ce n’est le Maroc qui envoie, depuis 2011, des éléments et groupes paramilitaires se balader à l’intérieur des frontières tunisiennes concomitamment à leurs incursions dans le territoire libyen. Ce n’est pas le Maroc qui utilise le chantage contre la Tunisie l’obligeant à signer par deux fois un accord sur les frontières (1970 et 1983) en pleine ascendance hégémonique algérienne sur ses voisins les obligeant, tour à tour, à accepter le fait accompli des frontières héritées de la colonisation (Mali, Mauritanie et Niger).

Et puis des gestes de bonne foi et de soutien à un pays en crise, notamment le séjour prolongé du roi du Maroc et ses promenades dans les rues de Tunis, le 2 juillet 2014 dans le cadre d’une visite officielle à Tunis. Une initiative destinée à communiquer un message à la communauté internationale selon lequel la Tunisie retrouve sa stabilité et sa sérénité, malgré le climat incertain résultant du printemps politique tunisien.

Entre le marteaux et l’enclume : le choix rationnel dans sa piètre démonstration

Des internationalistes et des politologues sont d’avis que la Tunisie, comme d’autres acteurs mineurs régionaux, n’a pas les moyens d’une politique étrangère totalement indépendante. Ils citent entre autres, la manière dont la Tunisie a fait partie des unions avortées (union avec la Libye en 1973-1974 pour créer une république arabe islamique) ou axes sans lendemain (participation à la création de l’axe Alger-Tunis-Nouakchott en 1983).

Admettons ! sauf que la Tunisie n’est pas n’importe quel acteur mineur, si l’on reste dans le schéma de la conception classique des échiquiers géostratégiques dans lesquels le jeu se fait dans un vase-clos sans intérêt quelconque pour les acteurs majeurs grandes puissances ou puissances intermédiaires.

La Tunisie fut souvent citée comme étant une sorte de modèle en matière de pragmatisme et de retenue diplomatique. Et c’est pour cette raison qu’elle a été choisie pour faire valoir son savoir-faire. En témoigné une série d’exemples.

 Premièrement, Tunis a été choisi pour abriter le quartier général de l’Organisation de Libération de la Palestine, au lendemain de l’invasion de Beyrouth par Israël en 1982.

Deuxièmement, Tunis a été choisi pour abriter le siège de la Ligue des Etats arabes, à la suite de la normalisation des relations entre l’Egypte et Israël (1979-1990) et l’exclusion de l’Egypte de la famille arabe. Le secrétaire général est resté tunisien tout au long de cette période.

 Troisièmement, la Tunisie a été choisie pour que le secrétaire général de l’Union du Maghreb arabe, fondée en 1989 à Marrakech, soit de nationalité tunisienne ; poste qu’elle conserve depuis lors, bien que cette organisation soit en état de mort clinique.

Quatrièmement, Tunis a servi de théâtre de négociations secrètes entre la Norvège et l’OLP (sans participation directe) préludant à la conclusion des accords d’Oslo entre Palestiniens et Israéliens en 1993.

Cinquièmement, la Tunisie a gardé un profil bas quand, de 2005 à 2008, l’Algérie a fait chanter l’Egypte pour l’obliger à s’aligner sur sa position concernant le Sahara marocain en exigeant, à cor et à cri, que le poste de secrétaire général de la Ligue arabe soit tournant et non plus exclusivement égyptien. Peut-être craindrait-elle que le même scénario se produise à l’égard du secrétariat général de l’Union du Maghreb arabe, revenant, depuis 1989, à la Tunisie !

Autant d’exemples qui attestent que la diplomatie tunisienne était, dans une certaine mesure, au sommet de l’art de la modération. Plus maintenant. La Tunisie oserait-elle à l’avenir proposer ses bons offices pour colmater les brèches entre Marocains et Algériens ou jouer un quelconque rôle au Maghreb d’autant plus que son ambivalence est tout aussi criarde à l’égard de la crise libyenne ?

Certains analystes marocains tentent de trouver une explication tangible au comportement de la Tunisie du 29 octobre 2021. Pressions algériennes ! Transition politique difficile ! Position de sandwich dans laquelle le pays se trouve entre l’Algérie et la Libye ! Contraintes économiques et assistance financière algérienne de dernière minute ! Compréhension du Maroc quand la surprise passera ! Peut-être, sauf que le Maroc est clair : pas de zone de confort ou d’ambivalence de la part de ses partenaires et amis en ce qui concerne sa souveraineté sur le Sahara.

D’autres perçoivent le comportement tunisien comme le fruit d’un arrangement de fortune. Ils en ont pour preuve, l’interpellation en Algérie, fin août 2021, un mois après y avoir élu domicile, de Nabil Karoui, homme d’affaires, président du parti Qalb Tounes, ancien candidat à la présidence tunisienne et son frère Ghazi ancien député. Cette interpellation, prétendrait-on, est intervenue en exécution d’une décision de la justice tunisienne.

Les mêmes analystes tentent d’appuyer leur lecture par le fait que la Tunisie a accepté de soutenir la position algérienne, en contrepartie de son assistance à se débarrasser d’un personnage politique et un poids lourd des finances qui gêne toujours le pouvoir en place.

Preuve en est que l’Algérie a adopté la même démarche à l’égard de l’Espagne (soutien sur la question du Sahara marocain, accueil de Brahim Ghali avec une fausse identité et un passeport classifié, profil bas sur la question de la délimitation des frontières maritimes, gestes pour décongestionner la situation économique catastrophique à Melilia ville marocaine occupée, extradition d’un ex. officier de police algérien accusé de faire partie de l’organisation Rachad cataloguée comme mouvement terroriste; le tout contre gaz naturel).

 Il se trouve que l’Algérie n’est pas capable de tenir parole, comme elle l’a fait au sujet du Gazoduc Maghreb-Europe, ou par son silence complice à l’égard du séparatisme catalan et basque, car elle n’en a pas les moyens. La Tunisie en pâtira, à son tour, quand les dés seront jetés.

Plus cohérente serait l’analyse qui penche vers le paradigme de la ‘Double-edged diplomacy’ qui ressort du comportement de la Tunisie. Et du coup, le réalisme et le pragmatisme chers à ce pays tombent à l’eau : un vote gratuit attentatoire aux intérêts du Maroc dans la mesure où l’adoption de la résolution 2602 était acquise.

De même, comble d’ironie, la Tunisie avait voté pour la résolution de l’année dernière qui était identique à celle votée vendredi dernier. La résolution consacrait la poursuite d’un processus amorcé depuis 2007 et non pas un retour en arrière comme l’exigeait dans l’aveuglement total, une Algérie en perte de vitesse sur plusieurs registres intranationaux et internationaux.

 Tout le monde est conscient que le Maroc a raison de défendre son intégrité territoriale. La diplomatie face de Janus et la diplomatie caméléon de certains acteurs ne l’intéressent plus. A moins que la Tunisie n’ait pris le pari de sortir de la zone de confort et décider définitivement de se ranger du côté de l’Algérie comme les exemples cités plus haut l’ont démontré!

Dès lors dans ce cas, il lui faudra, à cause de ce geste gratuit et sans impact sur la souveraineté marocaine, de longues années avant de pouvoir faire oublier la date du 29 octobre aux Marocains.

 Entretemps, le Maroc aura développé ses Provinces du Sud, réussi la régionalisation avancée ainsi que son pari, à lui, de pays émergent avançant dans la sérénité et la force tranquille. Peut-être sur ce dernier point, certains rétorqueraient-ils qu’il s’agirait de la science-fiction ?  Loin s’en faut. La science-fiction, serait de croire qu’un vote dans la nonchalance ou par inadvertance diplomatique, comme la Tunisie en a administré la preuve, auront un quelconque impact sur la réintégration définitive des Provinces du Sud à l’ensemble du pays.

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