Les intérêts européens dans le monde arabe
L’Europe ne vit pas dans un îlot isolé : c’est un ensemble géopolitique en constante interaction avec le monde entier, à travers les échanges, la circulation des idées, les mouvements migratoires et les réverbérations des crises internationales. Or le monde arabe a sans doute le lourd privilège de se situer dans une zone de proximité où l’Europe possède des intérêts vitaux, ou, en tout cas, des enjeux importants (intérêt géopolitique, économique et énergétique, protection des citoyens européens résidant dans le monde arabe, gestion des migrations, solution des conflits, dénucléarisation régionale, etc.). Il n’est même pas hasardeux de dire que le monde arabe est une région où se joue l’avenir même de l’Europe.
L’Europe en est consciente mais sa politique à l’égard du monde arabe est demeurée handicapée par un processus décisionnel encore inachevé, par une relation quasi-pathologique à l’égard d’Israël, par la concurrence entre Etats européens, et par le chevauchement de nombreuses politiques, tantôt de coopération, tantôt de partenariat et tantôt de voisinage, qui éclipsent la relation euro-arabe au profit de découpages géographiques qui répondent, davantage, à des impératifs de sécurité politique ou économique de l’UE elle-même qu’aux exigences d’une vision stratégique commune.
Ce texte vise donc à rappeler, à grands traits, les intérêts de l’UE dans le monde arabe pour en finir avec les clichés, glanés ici et là, qui consistent à décrire le monde arabe comme « un panier de crabes », une «arrière-cour», une zone «inutile et désespérante», ou tout simplement un «casse-tête sécuritaire». Parmi les nombreux intérêts de l’Europe, j’en épinglerai ici les trois principaux : l’intérêt géopolitique, l’intérêt économique et l’intérêt énergétique.
L’intérêt géopolitique et géostratégique
Situé au point d’intersection de trois continents, le monde arabe est un noeud géographique et un lieu de passage pour la navigation maritime, aérienne et le transport terrestre. Il relie la Méditerranée à l’Océan Indien à travers le Canal de Suez, et à l’Océan Atlantique à travers le détroit de Gibraltar. Situé dans le voisinage immédiat de l’Europe, le monde arabe a une triple fonction : c’est une clé, un carrefour et un corridor (les 3 C). Par conséquent, la stabilité de ce noeud géographique est le premier intérêt vital de l’Europe. En effet, toute perturbation régionale (conflits, guerre civile, mise en question du statu quo régional, etc.) est considérée par l’Europe comme une atteinte à cet intérêt vital. Que l’on se rappelle de la fermeture du Canal de Suez après la guerre de 1967, les conséquences néfastes des nombreuses guerres israélo-arabes, les retombées négatives de la guerre civile algérienne entre 1992 et 2000 en termes d’exode de populations ou même de terrorisme exporté, les actes de piraterie sur les côtes somaliennes, ou, plus près de nous, les flux de réfugiés syriens et irakiens (2015-2018) pour ne prendre que ces quelques exemples.
Compte tenu de la proximité géographique, tout trouble dans le monde arabe rejaillit, automatiquement, sur l’Europe, sous forme de violence, de flux migratoires incontrôlés, d’exode de citoyens européens et de diminution des échanges.
A rebours des discours de ceux qui affirment que l’Europe est indifférente à l’insécurité régionale du monde arabe, je suis fermement convaincu que l’UE se porterait mieux si le monde arabe était mieux gouverné, plus stable et plus sûr. Que sa politique soit en deçà de ses ambitions, c’est une autre question à laquelle j’ai déjà consacré de nombreux ouvrages.
L’intérêt économique : 317 milliards d’euros d’échanges euro-arabes
On dit souvent que « l’UE est un nain politique, un ver de terre militaire, mais un géant économique ». Nul doute qu’en ce qui concerne le leadership géopolitique et les capacités militaires, il y a matière à discussion ; mais en ce qui concerne les échanges économiques, il ne fait pas de doute que l’UE est un acteur majeur dans l’économie mondiale. Les chiffres l’attestent : en 2017, le total des échanges extra-UE oscillait autour de 3.737 milliards d’euros, soit 1.858 milliards d’importations et 1.878 milliards d’exportations. C’est plus que les échanges de la Chine ou des Etats-Unis.
En raison de la proximité géographique et des liens historiques, l’UE a été et reste un partenaire commercial important pour tous les pays arabes, accaparant près de 48 % du total des échanges des pays arabes. Pour les pays du Maghreb, en particulier, elle est même un partenaire incontournable avec près de 68 % des échanges tunisiens, 60 % des échanges marocains et 53 % des échanges algériens.
En 2017, le total des échanges de l’UE avec l’ensemble des pays arabes a atteint près de 315,7 milliards d’euros contre 278 milliards en 2008. Ce sont les pays du Conseil de coopération du Golfe qui accaparent la part du lion avec 144 milliards d’euros d’échanges avec l’UE, avec un solde favorable à l’UE de près de 55.9 milliards. Les échanges avec les pays de l’Union du Maghreb sont plus équilibrés (55.2 milliards d’importations européennes et 56.7 milliards d’exportations) soit un total de 112.245 milliards et un solde favorable à l’UE d’à peine 1.499 milliard. Avec tous les autres pays arabes, les échanges de l’UE ne dépassent guère les 60 milliards (soit 22.4 milliards d’importations européennes et 37.6 milliards d’exportations), avec un solde favorable à l’UE de près de 15.330 milliards).
Il ressort de tous ces chiffres une évidence : le monde arabe est créateur net d’emplois pour l’Europe, puisque celle-ci y réalise un excédent commercial total de 72.753 milliards d’euros. Cet excédent serait nettement plus important si on excluait le pétrole et le gaz des exportations arabes. En effet, la ventilation des exportations arabes, par produit, révèle une très faible diversification et, surtout, l’absence de produits à haute valeur ajoutée, ce qui explique la grande dépendance du monde arabe des marchés européens.
A cet égard, la comparaison des échanges des pays arabes et ceux de la Turquie ou Israël avec l’UE est assez frappante. A eux deux, les échanges de ces deux pays représentent quasi les deux tiers des échanges arabes (soit 190.4 milliards contre 315,7). Les seuls échanges de la Turquie avec l’UE (154,2 milliards d’euros) représentent la moitié des échanges de tous les pays arabes.
Certes, ces échanges ne sont pas à l’équilibre, puisque la Turquie importe pour 84,4 milliards et exporte pour une valeur de 69,7 milliards), mais ces échanges sont nettement plus diversifiés. Cela vaut pour Israël dont le total des échanges avec l’UE est de 36,1 milliards (soit 21,3 milliards d’importations israéliennes et 14,8 d’exportation).
Etant donné la faible montée dans la gamme des produits, les pays arabes resteront, pour longtemps, des marchés acheteurs. Pour l’UE, c’est une aubaine. Mais ce n’est pas une raison de dormir sur ses lauriers, car sa part de marché dans les pays arabes, en dehors du Maghreb, est en chute libre, en raison de la concurrence acharnée que lui livrent la Chine (250 milliards $ d’échanges avec les pays arabes), l’Inde (140 milliards $), et les pays latino-américains (35 milliards $).
Il est donc de l’intérêt de l’Europe de maintenir les flux commerciaux avec les pays arabes, voire de les consolider. De même, il est de l’intérêt de l’Europe de contribuer à l’intégration régionale des pays arabes, à la diversification de leurs économies, à la montée en gamme des produits, bref au développement général de la région à cause de ses retombées positives sur l’économie européenne. Il a été, en effet, démontré que 10.000 euros de P.I.B supplémentaires dans les pays du Maghreb générèrent, en moyenne, 1.300 d’exportations communautaires. Cela vaut aussi, quoique dans une moindre mesure, pour les pays du Golfe et les autres pays arabes.
L’intérêt énergétique
L’UE est le plus gros importateur de pétrole dans le monde, soit 14,1 millions de barils par jour (2017). Au cours de la même année, la Chine a importé 8.4 (m/b/j), les Etats-Unis 7.8, l’Inde 4.9, le Japon 3.4 et le Corée du Sud 2.9. La part de l’UE dans la facturation globale du pétrole importé mondialement ($873 milliards en 2017) est estimée à $ 260 milliards, soit 236 milliards d’euros (en baisse presque de moitié par rapport à 2013).
Les importations pétrolières dans les pays de l’UE représentent près de 70 % de l’ensemble des produits énergétiques importés. Sur les 14,1 millions de barils importés en 2017, on estime que la part des pays arabes est de l’ordre de 25%, à peine moins que la Russie. Cela représente une facture pétrolière de l’ordre de 55 à 65 milliards d’euros, soit la moitié des importations totales européennes des pays arabes.
Selon Eurostat, la dépendance des importations pétrolières de l’UE ira en croissant d’ici 2040 (92 % au lieu de 85 % en 2017). Mais la consommation de pétrole dans le mix énergétique est appelée à baisser de 14,1 millions b/j à 8 millions en 2040 (estimation de la British Petroleum : Energy outlook 2017). Cette évolution est une bonne nouvelle pour les défenseurs de l’environnement et une mauvaise pour les pays arabes pétroliers. Mais d’ici à 2040, les pays européens continueront à importer du pétrole arabe : c’est là où se trouvent concentrées les plus grandes réserves de pétrole (50 % des réserves mondiales), et c’est là où le coût de production est le moins élevé.
En outre, les pays arabes détiennent aussi du gaz. Et certains, comme l’Algérie ou le Qatar, sont des géants gaziers. Et si aujourd’hui l’UE dépend essentiellement du gaz russe et norvégien, elle fait, de plus en plus, appel à l’Algérie et au Qatar. A eux deux, ces pays arabes couvraient, en 2017, 17,1 des besoins gaziers des pays de l’UE. D’autres pays arabes, notamment l’Egypte et l’Arabie saoudite, ont un potentiel gazier important. Compte tenu de la part croissante du gaz dans le mix énergétique de l’UE en 2040, et de la volonté européenne de diversifier ses approvisionnements gaziers pour éviter une trop grande dépendance de la Russie, il y a fort à parier que les pays arabes continueront à être incontournables pour l’approvisionnement énergétique de l’UE.
Au vu des éléments qui précèdent, il est de l’intérêt de l’UE de s’assurer un accès garanti au pétrole et au gaz arabes. Cela passe par une relation gagnant-gagnant et un dialogue franc avec les pays producteurs rompant avec l’attitude paternaliste. Cela passe aussi par une diplomatie préventive axée sur la prévention des crises et sur le règlement négocié des conflits. A défaut, il y a un risque réel de rupture des approvisionnements avec des conséquences incalculables pour la sécurité énergétique et pour les consommateurs européens.
L’intérêt migratoire
La présence arabe, surtout maghrébine, en Europe est ancienne. Des Algériens ont immigré en France, depuis le début du XXe siècle. Des dizaines de milliers de Maghrébins ont servi, de gré ou de force, dans l’armée française et participé à ses guerres. Mais c’est après la Seconde Guerre mondiale qu’on a assisté à l’arrivée massive de travailleurs immigrés, surtout des pays d’Afrique du Nord. Ces travailleurs ont pallié le manque de main-d’oeuvre en Europe et, généralement, ont fait les travaux considérés comme sales, difficiles et dangereux (dirty, difficult, dangerous).
L’immigration de travail d’origine maghrébine concernait des jeunes, venant des régions les plus paupérisées et dont l’objectif était de subvenir aux besoins de leurs familles restées sur place, avant un retour gagnant au pays. Mais avec la fermeture des frontières européennes à l’immigration légale, dans les années 1970, l’Europe facilite le regroupement familial transformant la nature de l’immigration qui devient «une immigration familiale et installée». A partir des années 1980, l’Europe s’est entourée de cordons sanitaires pour endiguer les flux migratoires clandestins. Mais elle n’a pas réussi à les stopper de telle sorte qu’on estime, aujourd’hui, le nombre de Maghrébins installés, régulièrement, ou «illégalement» dans les 28 pays de l’UE à près de 7 millions, dont la majorité réside en France.
Les pays du Machrek n’ont pas été, historiquement, de grands exportateurs de travailleurs immigrés vers l’Europe. Néanmoins, on dénombre, aujourd’hui, près de 3 millions d’Arabes du Machrek et du Golfe (expatriés et travailleurs immigrés), y compris 1 million de Syriens, d’Irakiens et de Palestiniens ayant immigré, en Europe, dans des conditions abominables à partir de 2015. Au total, j’estime à 10 millions les Arabes (y compris les Maghrébins) installés dans les 28 pays de l’UE.
Quel est donc l’intérêt de l’Europe en ce qui concerne ces migrants et expatriés arabes ? Tout d’abord, faciliter leur intégration pour éviter les replis identitaires et la marginalisation économique, combattre les mouvements populistes et d’extrême -droite qui attisent le feu, en faisant de l’islamophobie leur fonds de commerce, lutter contre la banalisation générale du discours islamophobe, comprendre le malaise qui conduit certains jeunes musulmans, nés et scolarisés en Europe, à se radicaliser et à se laisser embrigader par des groupes terroristes et créer, pour ce faire, un climat serein et apaisé de manière à éradiquer les ressentiments et les réflexes xénophobes.
Mais l’Europe doit agir sur un autre front : celui de réguler les nouveaux flux migratoires. Si l’Europe ne peut pas ouvrir ses portes à double-battant -ce serait politiquement irresponsable-, elle ne peut pas, non plus, les fermer à double-tour ce serait humainement inacceptable-. Elle ne peut pas prêcher la libre circulation des biens, des capitaux et des services et interdire la circulation des hommes. Par conséquent, au lieu de multiplier les cordons sanitaires, dont l’efficacité s’est révélée douteuse, l’Europe doit faciliter l’immigration régulière quitte à l’encadrer de manière à éviter d’être débordée. Mais plus fondamentalement, au lieu de demander aux pays arabes de jouer aux gendarmes anti-migratoires pour le compte de l’UE, l’Europe doit oeuvrer à tarir les sources de l’immigration « irrégulière » par une coopération accrue avec les pays d’origine. Après tout si les capitaux ne vont pas là où sont les hommes, les hommes iront là où sont les capitaux.