Repenser le vivre-ensemble pour vivre dans la paix

DOSSIER DU MOIS

Le vivre-ensemble en débat

Inès Safi

Chercheuse au CNRS en physique théorique, et dialogue entre sciences et foi

 

Les adeptes du choc des civilisations semblent valider leur théorie à travers l’actualité tragique. Or, nous pourrions nous demander si ces tragédies n’ont pas été attisées par l’adoption de cette théorie, qui ne serait qu’une hypothèse erronée, donc une des facettes de l’ignorance résidant au cœur de l’intolérance. Ne doit-on pas plutôt défendre la théorie du choc des ignorances, dont la multiplicité procède de la diversité de leurs modalités et de leurs alliances ? D’une part, elles se manifestent dans la désinformation et les mensonges qui manipulent l’actualité et l’histoire, en générant parfois des guerres, ainsi que dans l’essentialisation et le réductionnisme desséchants opérés sur les êtres, les courants de pensée et les religions. D’autre part, les alliés de ces ignorances sont légions : extrémistes religieux et militants antireligieux, wahhabites et sionistes, expansionnistes protestants, antisémites et islamophobes, entrepreneurs et financiers avides de gains, et marchands d’armes, sans oublier les politiciens et dictateurs assoiffés de domination. Et la liste n’est pas exhaustive…

Les deux camps qui regroupent ces nombreux « combattants » se croient adversaires, alors qu’ils sont en réalité solidaires : ceux qui portent des visions sectaires et rétrogrades de l’Islam, et ceux qui portent le drapeau de l’islamophobie savante et virulente, tout en adoptant la position du premier camp selon laquelle il n’existe qu’une lecture possible de l’islam. Les ignorances de ces deux camps forment alors des miroirs mis en abyme, qui réduisent symétriquement l’islam à des textes scripturaires facilement accessibles et déchiffrables par la logique, révélant une charia qui exclut les infidèles de la félicité. A travers cette réduction à un seul moment historique et à un socle unique, ils sapent toutes les interactions de l’islam avec son passé et ses environnements, ainsi que son évolution dynamique ouverte, ses ramifications en une multitude de modes de vie, de pensée, d’expressions foisonnantes, qu’elles soient artistiques, culturelles ou philosophiques. Ces deux camps sont d’autant plus solidaires qu’ils ignorent les innombrables écoles de la spiritualité profonde de l’islam en tant que religion de l’Amour où la diversité des voies est perçue comme un ensemble de chemins menant vers le même sommet où chaque créature représente une manifestations sacrée de la Beauté. Ces ignorances communes procèdent en fait d’une loi commune : la soumission aveugle à la logique du tiers-exclu qui empêche même ceux qui sont adeptes d’une religion d’accéder à la spiritualité.

Les deux camps s’enferment de surcroît dans un cercle vicieux d’action-réaction où chacun alterne entre le rôle de bourreau et celui de victime, et alimente son ignorance de l’autre, du rejet de l’autre, et vice-versa. Car l’ignorance entraîne la peur de celui que l’on méconnaît ; la peur conduit à la haine et au rejet de celui qui devient une menace ; ce qui entraîne la diabolisation et la diffamation qui justifient, à leur tour, les combats de diverses natures, ce qui amplifie encore l’ignorance, et ainsi de suite.

Je n’énonce qu’une simple évidence si je rappelle que l’antidote à l’ignorance est la connaissance. Mais comme les ignorances sont multiples, tout comme leurs modalités et leurs alliances, les connaissances devraient l’être tout autant.

Chacun a besoin de connaître autrui, mais aussi de se connaître soi-même, de s’aimer soi-même et d’aimer autrui. Il est important de mieux connaître les religions et les cultures de ceux que l’on côtoie, tout en accédant à sa propre culture et à sa propre religion, et en prenant conscience de leurs intimes relations et interactions passées et actuelles. Il serait alors crucial de créer des modes d’accès à ces richesses, indépendamment de la propagande et de la démagogie des détenteurs des pouvoirs économiques et religieux.

Il est clair que le monde occidental (dont les contours sont certes mal définis) a aussi une responsabilité de taille pour combattre l’ignorance qui ne fait qu’empirer dans ses rangs, par le dédain porté aux joyaux spirituels, poétiques et littéraires islamiques qui ont façonné sa propre culture. Ces lacunes émanent d’une volonté d’hégémonie coloniale passée ou même présente.

Aussi, les domaines de la culture, du savoir et des sciences ont besoin d’être libérés d’une généralisation d’une forme de « rationalité pratique » et normative à tous les champs de la vie, qui voit la domination exclusive d’un paradigme économique selon lequel l’humain devient une variable d’ajustement, et les plus faibles, des sources de profit auxquelles les puissants n’appliquent plus leurs prétendues valeurs. La justice est essentielle pour rétablir la confiance, qui est une des conditions de la connaissance réciproque. Et la connaissance générant plus de confiance, nourrit à son tour un cercle vertueux. Cette connaissance implique le respect des valeurs, sans discrimination, et un traitement équitable en termes de savoirs, d’informations ou de répartition des territoires et des richesses. Une éthique des rapports économiques, géopolitiques et écologiques devient d’une grande urgence.

D’un point de vue musulman, nous sommes appelés à changer ce qui est en nous-mêmes pour que Dieu change notre état, pour paraphraser un verset coranique. En particulier, en remédiant à l’ignorance qui sévit, et pour contrer la wahhabisation des esprits. Il ne s’agirait alors pas seulement de modalités d’acquisition rationnelles du savoir, mais de celles qui relèvent de l’expérience et du goût. Il est primordial de plaider en faveur de la revivification de la véritable tradition (à différencier des coutumes vides de sens) et de la réouverture des voies de connaissance par le cœur. Al-Ghazâlî écrivait : « celui dont l’œil du cœur n’est pas ouvert ne perçoit de la religion que l’écorce et l’apparence, non le fond et la réalité.  » (Kitâb al-‘Ilm). Un pilier primordial de cette connaissance est le tawhîd, l’Unicité, au sein de laquelle notre essence est Une à un niveau de réalité au-delà du monde sensible. Le tiers-exclu est ainsi dépassé, car les différences sont en fait des contingences, et la multiplicité  s’intègre harmonieusement dans l’Unicité : « Toutes les formes sont des images reflétées dans l’eau du ruisseau. Lorsque tu te frottes les yeux, en réalité, toutes sont Lui »(Rûmî).

Toute créature est lieu de manifestation divine, dont l’amour et la connaissance est un chemin inévitable vers l’Amour et la Connaissance de Dieu, l’ultime but de la réalisation spirituelle. « Ô vous, êtres humains. Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous reconnaissiez les uns les autres. » Le but primordial de cette différentiation entre homme et femme, ou entre peuples, la connaissance ou la reconnaissance, ne se réduit pas ici à faire simplement « connaissance ». C’est que l’être distinct me ramène à des vérités que je ne percevrais pas seul: il est pour moi un miroir où se reflètent des attributs divins qui complètent ceux qui se manifestent en moi. Aimer et connaître ceux qui sont différents n’est guère une option : c’est un fondement même du cheminement.

Reconnaître l’unité derrière la multiplicité, la proximité derrière l’altérité, c’est contempler cette diversité des formes sans laquelle la belle mosaïque de l’œuvre divine perdrait son sens. Connaître cette mosaïque est aussi une manifestation de notre amour : car l’amour de la Connaissance a pour terme la connaissance de l’Amour.

 

 

 

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