Repenser le vivre-ensemble pour vivre dans la paix
DOSSIER DU MOIS
Le vivre-ensemble en débat
Abdessamad Mouhieddine
Anthropologue, écrivain & journaliste
Au lendemain de la Première Guerre mondiale de 1914-1918, devant le nombre considérable de victimes (18,6 millions de morts dont 8,9 millions de civils, sans compter les handicapés à vie, les décès de la grippe espagnole qui en fut la conséquence et le génocide arménien), on cria tous azimuts un tonitruant «Plus jamais ça !» À peine deux décennies plus tard, la Seconde Guerre (1939-1945) enverra au ciel plus de soixante millions d’humains (2,5% de la population mondiale de l’époque !) Depuis cette guerre à nos jours, le nombre de victimes des guerres civiles, frontalières, génocidaires … etc, approche la centaine de millions. Tous les stratèges s’accordent à placer les richesses du sous-sol à la tête des causes réelles de ces conflits. Les idéologies terrestres et célestes viennent seulement justifier l’injustifiable.
Qu’en est-il de nos jours ? La violence s’est, peu à peu, individualisée sous la houlette d’une somme de valeurs précisément individualistes où trônent la compétition, le consumérisme et le «jeunisme». La solidarité clanique et plus généralement ce que les anthropologues appellent les «valeurs seigneuriales» ont disparu partout dans le monde sous la pression du binôme «marché-démocratie à l’occidentale».
Ce nouveau monde où triomphent les intérêts matériels tant individuels que collectifs a pour nom «postmodernité». Il est quadrillé – je n’ose le vocable «verrouillé» – par les trois malédictions qui frappent les humains pour la première fois de leur existence sur terre : la vitesse, la vacuité spirituelle et le stress. Tout cela est campé, de près, par une télésurveillance rampante où les pas de chacun sont comptés.
C’est ce monde-là qui est venu heurter frontalement nos certitudes. Un clash dont les dégâts sont multiples et variés. Cela nous arrive donc sans préalable, sans que nous en détenions les codes et sans avoir été préparés culturellement. Notre classe politique elle-même a opposé une farouche résistance contre la modernité avant et pendant les trente glorieuses où l’alphabet de cette dernière pouvait être accessible et pouvait seul nous permettre de formuler un projet de société plus ou moins juste. Le rendez-vous fut allègrement raté. Pensez qu’aujourd’hui notre mémoire elle-même est en calamiteux état ! La voilà la tragédie, ce jeune chauffeur de taxi qui me conduisait vers la Place Mehdi Ben Barka à Casablanca et prétendait fièrement que Ben Barka était…un joueur de l’équipe de Sidi Kacem dans les années soixante-dix !
En résumé, l’absence d’une grande politique de promotion des savoirs et de la culture depuis l’indépendance du pays a engendré une société qui subit ce déversement de la moderniste torrentiel sans pouvoir réagir autrement que par le rejet. La confiance s’est soustraite des tissus sociétaux et le rejet devient la règle. Rejet de l’autre, haine de soi et dépit.
Dans toute association humaine, qu’elle implique deux personnes ou des millions d’individus, chacun des associés cherche son intérêt. Le vivre-ensemble implique donc l’articulation de l’intérêt général avec les contraintes des intérêts particuliers, comme disait Hegel. Par conséquent, toutes les couches sociales, les sensibilités ethniques, les courants culturels doivent trouver leur compte au sein d’un projet de société fédérateur. Or, durant des décennies, nous avons évité de créer la plus vaste classe moyenne possible suffisamment instruite et capable tout à la fois de séduire la classe A et drainer vers elle les couches sociales inférieures. C’est ce qu’on appelle communément l’échelle sociale. Le vivre-ensemble a un prix : laisser le moins de citoyens possible sur la marge. Nos jeunes sociétés sont acculées à apprendre très vite les codes d’un monde irrévocablement…mondialisé. Ce monde ne laisse pas une grande place aux valeurs seigneuriales hiérarchisées qui ont longtemps commandé le vivre-ensemble à notre propre sauce. La famille nucléaire, l’émancipation accrue des jeunes et de la femme, le pouvoir des images qui nous submergent à travers les autoroutes de l’information, la transformation totale des moyens de production dorénavant soumis à la dure loi de la compétitivité…tout cela exige une remise en question drastique de nos certitudes. Or, cette remise en question s’est trouvée continuellement aliénée par un enseignement qui agonise depuis plus de trois décennies, une formation professionnelle plombée, une politique culturelle indigente en imagination comme en budget. Pour résumer, je dirais que l’implication de chacun dans une vie commune plus ou moins harmonieuse est la clé : «Que vais-je gagner à accepter et tolérer mon prochain ?»
Le vivre-ensemble appelle, en vérité, une véritable révolution culturelle. Sommes-nous prêts à nous y engager ?
S’il est un marqueur manifeste de notre retard au chapitre de la construction de l’État de droit, c’est bien celui de l’éthique. Pensez, au simple titre d’exemple, que la seule corruption prive notre pays chaque année de près de trois points de croissance ! Oui, l’engagement d’une nouvelle éthique, dûment arrimée à la vitesse et à la configuration économique et géostratégique du monde, devient l’urgence des urgences ! D’ailleurs, la seule voie qui mène vers la «collaboration des classes» – une condition essentielle du vivre-ensemble – est la confiance partagée que génère une nouvelle éthique puisée dans la lucidité et la rationalité.
Pour parler du seul Maroc, je dirais que le clash, de plus en plus, violent entre le transcendantal et le positif sur le terrain du droit comme dans la réalité quotidienne gonfle crescendo les rangs du clan de la paresse intellectuelle. Ce clan grossit à mesure que les jeunes démunis de sens critique et de capacités de discernement tombent dans la facilité procurée par le manichéisme obscurantiste. Le rigorisme offre des réponses tranchées, clés en main, à une jeunesse qui ne sait ni d’où elle vient ni où elle doit aller. La crise morale vient de ce que le manichéisme des déçus de la société de consommation interdit le libre arbitre, l’autonomie de jugement. Quelle morale pour quel peuple déjà ? Quel dosage instituer au sein de la mosaïque ethnoculturelle face aux pressions d’une modernité qui frappe depuis si longtemps à notre porte et qui semble résolue à pénétrer nos vies encore dominées par un imaginaire «seigneurial», pour ne pas dire féodal ? En d’autres termes, quelles doivent être nos normes morales ? Identifions-les, et nous saurons alors par quelle voie et comment sortir de la crise morale.