« Une urgence ordinaire » le nouveau long-métrge de Mohcine Besri
«J’ai la profonde conviction que ce pays, comme tous les autres, ne pourrait avancer que s’il aimait et qu’il considérait ses enfants » ; «j’espère que notre cher Maroc ira dans le sens qui ferait que les familles ne rêvent plus d’un visa pour leurs enfants»; «Je pense que le rôle d’un diplomate est de montrer son pays avec sincérité, autrement, il devient un propagandiste»
Dans son film «Une urgence ordinaire», Mohcine Besri nous met face à notre marocanité, il dit tout haut ce que nous nous disons tout bas, face au dilemme de l’immigration.
Un chagrin d’amour peu ordinaire, mais dans lequel le patriote marocain se reconnaîtra certainement. Aimer son pays mais se sentir mal-aimé en retour. Et pour cause ? Un système de santé défaillant, des infrastructures qui laissent à désirer, et ne parlons même pas de l’Education. En somme, des conditions sociales et sociétales qui évoluent peu ou mal… Un Maroc qui avance à deux vitesses et largue, sur sa route, les laissés pour compte, ceux qui appartiennent à la classe moyenne, et qui, à force de ramer à contre-courant, finissent par se fatiguer et décident de s’enfuir pour chercher leur bonheur sous d’autres cieux, un peu plus cléments.
Ils veulent partir loin d’un pays où se soigner est un luxe réservé à la gent richissime de la société. Alors qu’une autre catégorie de cette même société peine en sollicitant le service de l’hôpital public, où anarchie rime avec corruption et chantage. «La richesse du Maroc, contrairement à ce qu’on a cru pendant très longtemps, n’est pas sous le sol, sa richesse est juste au-dessus, ce sont ses enfants»
A travers «Une urgence ordinaire», en salles depuis le 26 février, Mohcine Besri raconte plusieurs histoires qui se jouent en parallèle, notamment celle d’Ayoub (6 ans), lequel est le porte-parole de tous les enfants de conditions modestes. Son cas nécessite une intervention chirurgicale en urgence. Cette urgence qui, selon le réalisateur, devient ordinaire dès qu’on est dans un hôpital public.
De l’autre côté il y a Ali, victime d’un chagrin d’amour assez particulier car son aimé(e) «atypique» si on ose le dire «n’est ni homme, ni femme». C’est l’amour d’une patrie que l’on veut voir au rang des grandes nations et dont la jeune génération rêve d’être fière.
Les lignes du destin des personnages se réunissent dans un hôpital, une métaphore choisie soigneusement par le réalisateur pour dévoiler les dysfonctionnements de tout un système. «Personnellement, quand j’ai commencé à faire ce film mon idée n’était pas de parler de la Santé du tout, je voulais juste donner une image sur le Maroc. L’hôpital est un choix d’une métaphore. J’avais envie de parler d’une société avec des maux est la métaphore était de trouver une société malade dans cet hôpital.», Nous confie-t-il.
Un casting parfait jusqu’aux figurants
Chaque acteur du film interprète son rôle avec une grande habileté, donnant ainsi un sens fort à la mise en scène. Un casting parfait jusqu’aux figurants. A titre d’exemple, le personnage du brocanteur qui apparaît au début du film, traduit le manque d’empathie, l’égoïsme et la cupidité. Autant de défauts qui prennent, de plus en plus, de l’ampleur au sein de notre société.
Le choix de l’hôpital n’est qu’une métaphore qui résume tous les maux de notre Maroc actuel.
Ayoub, le personnage central avec lequel le réalisateur entretient une relation particulière qui lui permet un certain rapprochement, se traduisant par l’utilisation des plans serrés (gros plans et très gros plans), ainsi que la technique de la caméra subjective. Il sied de dire que ce personnage est le seul qui a été capable de sortir le public du tintamarre de l’hôpital pour le transporter dans son monde, songeant à une sortie à la pêche avec son père. Cette scène est un véritable moment de répit accordé par le réalisateur au spectateur.
A travers le personnage Tarik le médecin, Besri passe plusieurs messages sur deux sujets épineux qui suscitent une réflexion approfondie, à savoir l’efficacité de l’enseignement public face au privé ou encore les médecins du public qui opèrent dans le privé.
Les plans séquences, une technique à laquelle se réfère le réalisateur
A travers la technique des plans séquences, le réalisateur nous laisse le choix de voir l’ensemble du jeu d’acteurs, qui se déplacement librement dans le cadre, créant des moments de fortes émotions. Parfois, on a l’impression de regarder une pièce de théâtre avec toute sa magie. La caméra ne change que rarement de valeur de plan et les mouvements peuvent être comptés sur les doigts d’une seule main, ce qui rend lent le rythme du film. Mohcine Besri décide de terminer son film là où il l’a commencé, sur le pont d’une autoroute, avec un ensemble final ouvert, laissant au public le privilège d’inventer une fin, chacun selon son degré d’optimisme ou de pessimisme. INTERVIEW.
MAROC DIPLOMATIQUE : La bande d’annonce donne l’impression d’un long-métrage sombre et ne montre qu’une seule histoire, alors que votre film est riche de scènes comiques et de destins qui se jouent en même temps. Pourquoi ce choix ?
Mohcine Besri : Comme vous le savez, la bande d’annonce est un exercice difficile. Il s’agit d’attiser la curiosité du spectateur sans dévoiler tout le film. Comme vous l’avez si bien dit, c’est un film choral dans lequel plusieurs destins se jouent autour d’une histoire centrale. Il était difficile de faire rentrer tout cela dans une minute ! Pour ce qui est des scènes comiques, il s’agit d’un humour noir qui est induit par la situation et la contextualisation, ce qui est difficilement intégrable dans une si courte durée.
MD : «Une urgence ordinaire» : Hormis le secteur de la Santé, ne pensez-vous pas que toute urgence devient ordinaire quand la corruption et l’intérêt personnel font office de loi ?
MB : Je suis d’accord avec vous, c’est pour cela que j’insiste sur le fait que le choix de l’hôpital n’est qu’une métaphore qui résume tous les maux de notre Maroc actuel. Tous ces problèmes sont interconnectés et on ne pourra régler le secteur de la Santé que si l’on s’attaque à tous les autres : la corruption, l’intérêt personnel entre autres, ce dont nous avons besoin, c’est une vision globale pour le Maroc du futur. Cela passera indéniablement par l’Education, avec une vraie refonte qui remet le Marocain au centre, avec ses obligations de citoyen mais aussi ses droits.
MD : Le Maroc que vous avez montré dans votre film est un Maroc de disparités et de corruption. A votre avis, le royaume ne fait aucun progrès ?
MB : Le Maroc a fait des progrès dans plusieurs domaines, néanmoins, ce fléau perdure. Encore une fois, dans mon film, je n’ai pas voulu pointer du doigt le personnage qui s’adonne à cela, car après tout, si on se met dans sa logique, dans son contexte, on arrive presque à le comprendre. Il taxe les patients d’un côté, et se fait taxer par les cours privés de ses quatre filles de l’autre. C’est hélas une boucle sans fin. C’est pour cela que j’insiste sur le fait que c’est un problème global. On peut avoir des autoroutes, des trains à grande vitesse, mais si nous n’avons pas une école publique à la hauteur de nos attentes, et un système de santé digne d’un pays avec une histoire de 14 siècles, les disparités ne vont cesser de grandir, créant un gouffre monstrueux entre les citoyens.
MD : La pauvreté est source de plusieurs problèmes sociaux et sociétaux, tels que l’immigration clandestine et la mendicité. Pensez-vous qu’elle pousserait un jour une famille à vendre son enfant ?
MB : J’aimerais vous dire non. Mais en dehors du fait que dans le film, il s’agit d’une métaphore, à savoir un pays qui vend ou offre ses enfants dans l’espoir d’un avenir meilleur, parce qu’il n’arrive pas à subvenir à leurs besoins. Mais à mon tour, je vais vous poser une question : Qu’elle est la réaction des familles marocaines lorsque leurs fils ou leurs filles obtiennent un visa pour l’Europe ou les USA ? Est-ce qu’on les fête ou pas ? Est-ce qu’on les félicite ou pas ? Cela a été mon cas et celui de plusieurs de mes connaissances.
Je suis père de deux garçons, et s’ils devraient m’annoncer qu’ils vont partir à l’autre bout du monde pour ne les revoir que pendant les vacances d’été, ce serait le drame de ma vie. Et j’espère que notre cher Maroc ira dans le sens qui fera que les familles ne rêvent plus d’un visa pour leurs enfants.
MD : Une fin ouverte, riche en significations, à votre avis si les choses vont de plus en plus mal, la jeunesse fidèle à sa marocanité, à l’instar d’Ali et Tarik, choisirait-elle le suicide collectif au lieu de l’immigration ?
MB : J’avoue que cette fin donne lieu à plusieurs lectures possibles. Personnellement, ma propre lecture de cette fin est une question que je pose : si Ali a pu se jeter du pont au début dans l’indifférence la plus totale, qu’en serait-il si tous les enfants de ce pays se dirigent vers ce pont ? J’ai la profonde conviction que ce pays, comme tous les autres, ne pourrait avancer que s’il aimait et qu’il considérait ses enfants, tous ses enfants. C’est sa plus grande richesse et il devrait les garder jalousement.
Dans l’hôpital où se déroule la plupart des événements du film, on constate une dominance de la voix hors-champ, celle-ci nous immerge dans le monde authentique d’un établissement public où une myriade de voix s’entremêlent. S’agit-il d’un choix purement artistique, ou y a-t-il une autre Mohcine Besri, scénariste et réalisateur marocain raison derrière ?
MB : Je vous remercie pour cette question, cela me prouve à quel point vous avez regardé le film. Il se trouve que c’était une question qui me taraudait pendant la période de préparation du film et de sa mise en scène. Le challenge était de rester authentique sans être trop bavard, ce qui aurait nui à l’esthétique du film. Le cinéma est un art de l’image et non de la parole, il est plus proche de la peinture que du théâtre. Nous sommes de culture orale, et faire l’économie de ses dialogues aurait donné une autre couleur au film, l’éloignant de sa réalité, le choix du hors champs était donc, à mon sens, le bon compromis.
«Tout le monde est conscient que le cinéma est un des diplomates du Maroc, il représente le pays un peu partout dans le monde, on le retrouve dans tous les festivals où on va et c’est quelque chose dont on peut se féliciter». Vous avez fait cette déclaration lors d’une interview avec un confrère. Ne pensez-vous pas que le rôle du diplomate est de présenter son pays sous sa plus belle image ?
MB : Je pense que le rôle d’un diplomate est de montrer son pays avec sincérité, autrement, il devient un propagandiste. Personne ne donne du crédit à la propagande qui, généralement, dessert le dessein qu’elle essaye de servir. J’ai eu l’occasion de montrer ce film un peu partout dans le monde et de discuter avec le public de ces pays. Ce qu’ils retiennent du film en dehors de l’empathie qu’ils ressentent, c’est l’image d’un hôpital (un pays) qui reste debout bon gré mal gré grâce à la solidarité qui se trouve entre ses occupants (citoyens), n’est-ce pas ce qui fait ternir notre cher Maroc ?
Une dernière question pour conclure : Auriez-vous par hasard, un mauvais souvenir avec un hôpital public marocain ?
MB : Oui, j’étais sur une répétition d’une pièce de théâtre et j’ai reçu sur la tête une vitre qui n’était pas bien fixée, le sang coulait à flot, c’était assez impressionnant… Arrivé à l’hôpital, la première personne que j’ai croisée était au guichet et m’a demandé d’aller acheter le pansement car il n’y en avait plus. Une fois à l’intérieur, j’ai constaté qu’il y avait beaucoup d’urgences, certaines plus graves que mon cas mais qui attendaient quand-même, le médecin étant occupé avec quelqu’un, moitié patient, moitié ami… A un moment donné, une infirmière dont la blouse était maculée de sang, me propose de me coudre… je réponds : Non, je ne suis pas une veste en cuir… Plus tard, j’apprendrai que cela faisait 28 heures qu’elle était en garde, n’ayant même pas eu le temps de se changer !
«Le rôle d’un diplomate est de montrer son pays avec sincérité, autrement, il devient un propagandiste.»
Par Soufiane Benmohamed