L’architecture et les nouveaux défis de l’Afrique en débat à Rabat

Par Farida Moha

Un pays voire un continent   ne peut avancer  et progresser que s’il se donne les moyens et le temps  du débat direct, marqueur de vitalité démocratique mais aussi de proximité qu’aucun webinaire ne pourra remplacer ! Tel est le sentiment partagé et ressenti au terme des deux journées consacrées au 13 ieme congrès de l’Union des architectes d’Afrique qui s’est tenu à Rabat le 4 et juillet au Théâtre Mohammed V sous le thème « l’architecte et les nouveaux défis en Afrique » avec pour slogan « In Africa we believe ».

Les défis de tous les champs possibles, écologique, écologique, urbain et architecturaux, identitaire, culturel et politique ont été analysés, décryptés par des politiques, des concepteurs et acteurs de terrain architectes et urbanistes qui font face à une urbanisation et métropolisation accélérées de l’Afrique avec pour horizon en 2050 une population de 2,5 milliards d’habitants dont 1 milliards d’urbains !  Un bouleversement colossal, des risques environnementaux majeurs avec la difficulté d’accès à l’eau dans les villes, une consommation excessive des terres agricoles qui pose la question de la sécurité alimentaire et énergétique , autant de problématiques  que l’on peut soit subir soit préparer et organiser en s’appuyant sur les besoins des citoyens, sur  l’innovation, l’économie circulaire et sur le numérique. Une nécessaire transformation structurelle de nos modes de vie  et des espaces qui interpelle les  pouvoirs publics, les architectes et  les  urbanistes  qui, au-delà de la réflexion sur les modèles  et les nouvelles formes urbaines, doivent prendre l’initiative, proposer et contextualiser des projets, des alternatives comme ce fut le cas pour la nouvelle ville administrative réalisée dans la métropole  de Dakar , d’Abidjan …ou de Kinshasa données en exemple par l’un des participants.

Deux journées à Rabat, extrêmement denses, de rencontres, de partage, de débats tout en convivialité et en intelligence, portés par des architectes qui doivent « impacter la société et l’espace »,  des universitaires,  des politiques, des philosophes comme Ali Benmakhlouf, représentant le continent africain. Un congrès fort de sens, organisé par le Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA) qui doit  remplir sa mission de valorisation et de force de propositions des pouvoirs publics , par l’Union des architectes d’Afrique (AUA) , le ministère de l’Aménagement du territoire de l’urbanisme, de l’habitat et de la politique de la ville et le CGLU Cités et gouvernements des élus d’Afrique .

Deux journées qui ont vu donc la participation d’une trentaine de pays africains qui témoignent de la vitalité de la société civile et des corps intermédiaires. L’AUA qui n’a cessé de se renforcer au fil du temps pour compter aujourd’hui 43 pays membres et quelques 70 000 architectes en Afrique a été créé au Nigéria, un pays très présent au colloque avec le rappel du projet de gazoduc Maroc Nigéria qui devrait desservir 10 pays africains qui bénéficieraient des droits de passage, un projet qui donnerait du sens à la résilience et à la soutenabilité que les Africains appellent de leurs vœux.

Un diagnostic sans concession

Que retenir en transversale des interventions et débats  de cette 13ème édition ?  Au-delà de la richesse et pertinence des interventions, des propositions et recommandations, on gardera à l’esprit un diagnostic pessimiste sur l’histoire et l’état des lieux qui pousse à une véritable prise de conscience  pour un sursaut libérateur et une construction de l’Afrique « par les Africains et pour les Africains ». On retiendra également une réelle détermination d’en finir avec  l’histoire de l’architecture africaine vernaculaire et millénaire telle que perçue en Occident  comme une suite de dénis et de stigmatisation d’une production dite primaire comme l’a souligné Anthoni Folkers .Cet  architecte hollandais a rappelé avec force d’images et de diapo  que les « colonisateurs se sont  approprié  nombre de monuments et ont ôté tout génie local aux bâtisseurs africains en mettant en avant leur modernité ».

Un constat sans appel et un sentiment demeuré vivant et tenace encore aujourd’hui au Maroc , dans certains milieux .En témoignent les difficultés de l’architecture de notre patrimoine   remplacée par le béton mis à l’index dans le discours du Roi Hassan II en janvier  1986 devant les architectes, un discours de référence rappelant  l’importance de l’authenticité et de la préservation du patrimoine et qui interpellait vivement les architectes. La réhabilitation et restauration des ksours et greniers, patrimoine vivant qui font appel aux procédés et savoirs faire et matériaux locaux pour une architecture contemporaine mis en avant par Salima Naji,nous incite à « changer et à laver notre regard » mais ce mouvement reste encore à une échelle limitée. La richesse des productions en Afrique est elle-même difficile à retracer  et archiver comme le souligne Bernard Touilier historien de l’architecture en France qui dans son intervention portant sur « les défis et enjeux des archives de l’architecture moderne en Afrique » déplore la rareté des archives post indépendance, leur  dispersion, le non-respect des normes d’archivage international, la multiplicité des régimes juridiques qui complique leur exploitation. En somme l’oubli et la dispersion pour emmurer les mémoires …

Au-delà de l’histoire, les nouveaux défis de transition énergétique et agroalimentaire montrent que la voie de l’indépendance et de la souveraineté reste encore utopique. Avec ses 30 millions de km2 et la majorité des terres arables dans le monde,  avec ses richesses humaines et naturelles, la malnutrition et l’insécurité alimentaire en Afrique ne cessent d’augmenter. Même constat au niveau des difficultés de la transition énergétique de plus en plus invoquée. L’Afrique possède d’importants potentiels énergétiques,  hydrauliques, éoliens et fossiles. Cependant, on compte plus de 600 millions de personnes qui n’ont pas accès à l’électricité et le continent tout entier  ne consomme que 6% de la consommation mondiale. Les productions et ressources minières et agroalimentaires sont  exportées vers les pays du Nord grâce aux liaisons terrestres et aéroportuaires réalisées pendant la colonisation pour cet objectif comme en témoigne le secrétaire général  de l’Union des architectes africains, Vinesh  Chintaram dans son intervention sur les grands défis  de la connectivité interafricaine. Avec la guerre en Ukraine et la dérégulation des circuits de distribution de céréales, la montée de l’inflation et la flambée des prix, la crise va s’accélérer avec toutes ses conséquences en Afrique. Des décennies après les indépendances il faudra également évaluer l’impréparation, la désorganisation et la prédation  de nombre d’Etats africains  qui sont aussi responsables d’un endémique mal développement .

L’Afrique doit reprendre son destin en main

En pleine crise du Covid-19, un Collectif d’intellectuels africains avait, dans une tribune, interpellé les pouvoirs publics du continent en rappelant que l’heure est grave et qu’il fallait faire face au nouveau monde qui s’annonce marqué par une lutte géopolitique féroce. « Ce nouveau contexte de guerre d’influence économique « du tous contre tous », disent-ils,  laisse dans l’ombre les pays du Sud, en leur rappelant s’il le fallait le rôle qui leur échoit : celui de spectateurs dociles d’un ordre du monde qui se construit par-devers eux ».  Et d’ajouter : « En effet, la seconde étape de nos indépendances politiques ne se réalisera que sur les terrains de l’inventivité politique et sociale, de la prise en charge par nous-mêmes de notre destinée commune …Le continent africain soulignent les intellectuels doit reprendre son destin en main. Il s’agit pour l’Afrique de retrouver la liberté intellectuelle et la capacité de créer sans lesquelles aucune souveraineté n’est envisageable ». Ils concluent leur plaidoyer sur l’impératif de rompre avec la sous-traitance de nos prérogatives souveraines, renouer avec les configurations locales, sortir de l’imitation stérile, adapter la science, la technique et les programmes de recherche à nos contextes historiques et sociaux, de penser nos institutions en fonction de nos communes singularités et de ce que nous avons, de penser la gouvernance inclusive . Leur conclusion est sans appel  : « le développement endogène, de créer de la valeur en Afrique afin de diminuer notre dépendance systémique. Surtout, il est primordial de ne pas oublier que le continent dispose de suffisamment de ressources matérielles et humaines pour bâtir une prospérité partagée sur des bases égalitaires et respectueuses de la dignité de chacun. L’absence de volonté politique et les agissements de l’extérieur ne peuvent plus constituer des excuses pour nos turpitudes. Nous n’avons pas le choix : nous devons changer de cap. Il est plus que temps ! ». Ce texte dont le premier signataire, parmi une centaine d’intellectuels africains est Wole Soyinka (Prix Nobel de Littérature 1986) aurait pu servir de « boussole » au 13ème Congrès de l’Union des architectes d’Afrique, une édition particulièrement réussie

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