Pr Fadma Abi, un emblème de la chirurgie marocaine s’en va sur la pointe des pieds

Je me rappelle, lors d’une rencontre entre famille et amies, alors qu’elle parlait de l’une de ses nombreuses prouesses qui n’étaient pour elle que devoir à accomplir, lui avoir suggéré de faire un portrait d’elle. Elle me répondit illico, le plus naturellement du monde qu’elle n’aimait pas être sous les projecteurs et qu’elle préférait « raser les murs ».

Aujourd’hui, je ne demande pas ton avis, ma chère Fadma. Aujourd’hui, je m’en veux de ne pas l’avoir fait de ton vivant, même contre ta volonté. Aujourd’hui, je suis amère, frustrée et dépitée. Un sentiment de rage m’a envahie quand j’ai tapé ton nom pour voir ce qu’on avait écrit sur tes réalisations professionnelles. RIEN. A part une courte vidéo de 1mn14 secondes. Ainsi donc plus de quarante ans de dévouement seront essuyés d’un revers de main? Je refuse donc  de ne pas écrire même si je ne pourrais en aucun cas te rendre justice. Aujourd’hui, ta famille, tes amis, tes patients et tes collègues, nous tous, nous te pleurons douloureusement, conscients de l’amputation que nous venons de subir. C’est dire à quel point l’annonce de ton départ aussi soudain qu’un orage d’été, est dévastatrice.

Ce qui est malheureux c’est qu’on ait attendu que tu aies quitté ce monde pour te dire à quel point tu comptais pour ce pays. Pourquoi fallait-il attendre ta disparition pour que nous braquions nos projecteurs sur toi alors que tu n’entends plus nos paroles ? Je sais que tu n’aurais pas cru que tant de personnes te pleureraient.

La discrétion faite femme

Petite de taille, Fadma Abi, était grande par ses qualités et son âme. Cette amazighe racée, portant fièrement son prénom comme une estampille, avait fait les choses en grand. Toujours souriante mais d’un sourire pudique voire gêné, des yeux pétillants, élégante, il émanait d’elle un rayonnement qu’il était impossible de ne pas remarquer. D’une allure et d’une prestance dont elle seule avait le secret, elle était une autorité morale, un personnage immense que rien ne déstabilisait. Telle une sultane, elle avait de l’allure et de la grâce. Raffinée, le port noble, on avait l’impression qu’elle ne marchait pas mais qu’elle cadençait la foulée du temps. Là où elle se trouvait, elle ne passait pas inaperçue même si elle ne faisait rien pour cela. Lorsqu’elle parlait, l’assistance s’agrippait à ses lèvres et buvait ses paroles avec infiniment de délectation. Fadma d’une grande culture, une érudite et une sage, dans toute sa majesté, était un monument de droiture et de vaillance. La côtoyer de près, c’était s’imprégner de qualités humaines et scientifiques. Très humaine et d’une gentillesse innée, elle était une femme de partage, une femme de parole, une femme de valeurs, une femme de principes. Avec elle, on sait que l’amour et la gentillesse ne sont jamais donnés en vain mais qu’ils marquent toujours leur empreinte et marquent celui qui les reçoit. Fadma nous aura marqués à tout jamais.

Féminine jusqu’au bout des ongles, charismatique jusqu’à la moelle, cette femme distinguée était d’une modestie hors pair. Son engagement professionnel n’avait d’égal que son dévouement pour sa famille. Sa lueur de compensation était ses frères et sœurs, ses neveux et nièces qui constituaient son monde et pour qui elle était le repère et l’ancrage. Une femme qui s’était tellement dépensée pour les autres qu’on dirait que donner était sa deuxième nature.

Sa dignité chevillée au corps, elle a tenu tête au foutu cancer qui s’est abattu sur elle, depuis quelques années, sans crier gare, accusant le coup avec calme et courage. Elle était de ces personnes qui affrontaient les choses en toute lucidité et déterminisme grâce à cette maîtrise d’elle-même qui était l’un des traits dominants de son caractère.

Un parcours de femme

Originaire de Khénifra, elle a vécu à Midelt avant de partir à Meknès pour poursuivre ses études à Lalla Amina. Elle entamera après son long chemin dans le monde de la médecine. En juillet 1981, elle détient un diplôme d’Etudes supérieures d’Anatomie générale et organogénèse de l’Université de Montpellier, puis un diplôme d’Etudes spécialisées en Chirurgie générale. En 1982, celle avec qui le mot chirurgien a changé de genre au Maroc, est présentée en tant que première chirurgienne au Maroc, lors d’une cérémonie officielle devant Rahal Rahhali, alors ministre de la Santé, à un moment où la fonction était réservée aux hommes. En juin 1989, elle obtient un certificat d’Etudes en Echographie, de l’Université de Paris. Sa carrière se présentait sous les plus brillants auspices pour récompenser des efforts incommensurables et des sacrifices innombrables.

Pionnière dans son domaine, elle a pu s’imposer dans un monde viril et contribué au grand mur de la connaissance, à un moment où il n’était pas facile d’être femme médecin et chirurgien. Des générations de médecins et de chirurgiens se rappelleront de ses cours qu’elle avait commencé à donner en 1992, en tant que professeur à la faculté de Médecine de Casablanca, avant d’en dispenser dans plusieurs pays du monde. Compétence, professionnalisme, innovation et rigueur étaient au rendez-vous. Pr Abi formait ses étudiants à des techniques qu’elle avait mise au point avec art. Un parcours distingué qui lui vaut d’être reçue et félicitée par feu Sa Majesté le Roi Hassan II.

Répondant toujours présente à tous les événements scientifiques, Pr Abi a brillamment représenté le Maroc à l’international en tant que l’une des professeurs éminents dans plusieurs domaines. Présidente du 22e Congrès maghrébin de l’Association marocaine de Chirurgie en 2018, elle a aussi présidé la Mediterranean and Middle Eastern Endoscopic Surgery Association (MMESA) en 2019, puis le 19e Congrès franco-maghrébin de cancérologie digestive.

Mère Thérésa avait dit que « Nous ne pouvons pas faire de grandes choses, mais nous pouvons mettre beaucoup d’amour dans les petites choses que nous faisons ». Pr. Fadma Abi, elle, faisait de grandes choses et y mettait beaucoup d’amour, de passion, de dévouement et d’altruisme. En effet, chez elle, les mesures héroïques sont une règle et non une exception. Jonglant habilement avec ses nombreuses casquettes, elle avait réussi sa première intervention à cœur ouvert en 1982. Très appréciée par ses pairs, ses collègues savent que l’acte chirurgical était pour elle un moment fort de communion. Guidée par la noblesse de sa mission et son rapport tactile à l’efficacité, cette grande chirurgienne de grande probité, s’est donné aussi la mission d’accompagner ses patients dans un moment charnière de leur vie, un moment où la vie bascule, à l’annonce d’un cancer. Menant de front une très grosse activité clinique, elle gérait ce rapport permanent à la peur de ses patients qui s’en remettaient à elle, confiants d’être entre les bonnes mains d’une femme de cœur.

Ironie du sort, ce foutu mal qui la rongeait et qu’elle avait toujours combattu avec ce regard victorieux et ce port altier des reines qui n’abdiquent jamais, aura raison d’elle, aidé en cela par le satané virus, elle qui avait toujours œuvré et tout fait pour pouvoir annoncer à ses patients : « Vous n’avez plus de cancer ! » Extirper le mal était une symbolique très forte pour elle mais elle ne savait pas que personne ne réussirait à l’arracher des griffes de la mort qui la guettait.

Les murs du CHU de Casablanca suinteront pour longtemps l’odeur du parfum de l’éminent professeur de chirurgie, mêlé au sang des patients, amenés tard dans la nuit. Les couloirs du service des urgences garderont à jamais l’écho de ses pas, les gémissements des malades et les prières des familles. Le bloc opératoire se rappellera des nuits où une chirurgienne courait vers la salle, rattrapée par une infirmière, pour lui dérouler ses bigoudis qu’elle n’avait pas eu le temps de retirer à la maison quand on l’avait appelée en catastrophe.

Ce vendredi 2 octobre nous a pris de court par ce départ qu’on appréhendait mais qu’on n’attendait pas de sitôt. L’une de ses amies intimes nous confie que la dernière chose que celle qui gérait la peur immense de la mort de ses malades, lui avait dit, une semaine avant son départ : « Je suis malheureuse et triste pour mes patients que je suis depuis des dizaines d’années. Je ne sais même pas à qui les confier. »

Notre Fadma, cette grande dame d’une grande dignité qui n’a d’égale que sa grandeur d’âme, une femme très humaine et d’une gentillesse naturelle incroyable s’en va, dans la discrétion totale comme elle a vécu. Une grosse perte pour sa famille, ses amis et tous ceux qui l’ont connue, pour ses patients, pour ses collègues, pour le pays et pour le monde scientifique.

Le beau sourire timide s’éteint. Les yeux brillants se ferment sur un parcours riche, brillant, distingué et exceptionnel.

Repose en paix Fadma, on ne t’oubliera jamais, ta voix douce nous manque déjà.

 

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