Repenser le vivre-ensemble pour vivre dans la paix
DOSSIER DU MOIS
Le vivre-ensemble en débat
Abdessamad Dialmy
Sociologue, philosophe et consultant international
La chute du mur de Berlin et la fin de l’utopie communiste ont constitué le point de départ de l’hégémonie occidentale néolibérale, celle du marché, c’est l’appropriation des richesses mondiales par l’Occident. Du coup, les inégalités économiques et les injustices sociales sont là, partout, banalisées et normalisées, sans espoir de les dépasser, sans utopie. Chaque pays a produit ses exclus et laissés-pour-compte. Dans les pays arabes, la fin de l’utopie communiste a affaibli les partis socialistes, elle a été remplacée par un fondamentalisme islamique politiquement dominant qui se satisfait des inégalités et des injustices néolibérales. Tout cela débouche sur le relâchement du lien social, voire sur sa débâcle. Il y a alors, et de plus en plus dans ce monde arabe, naissance d’un individu hybride, lâché par les structures primaires (ethnie, tribu, confrérie, famille étendue) sans être pris en charge et encadré par les structures secondaires, celles de l’État moderne, le parti, le syndicat, l’association. La famille est en faillite sans que ses fonctions traditionnelles ne soient assurées par l’État et ses appareils. Au communautarisme ne se substitue pas un individualisme sain garanti par l’État. Du coup, chaque individu cherche le salut au détriment de l’autre, employant les méthodes les plus viles pour y arriver. Ce faisant, cet individu immoral ne s’aime pas, et par conséquent ne peut pas aimer les autres parce qu’il suppose que les autres lui ressemblent, immoraux et vils comme lui. Quant au rapport pays arabes/Occident, il est également caractérisé par le désamour : à la volonté occidentale de s’accaparer les richesses pétrolières répond un terrorisme aveugle à coloration islamiste. D’où, pour schématiser, l’intolérance islamiste radicale à laquelle répond la méfiance occidentale à l’égard de l’arabe.
Le vivre-ensemble passe par la dignité. J’entends par là qu’il faut offrir à chacun les moyens de vivre dignement : avoir une instruction minimale, avoir accès à la santé, au logement et à une nourriture saine et suffisante, avoir un emploi satisfaisant, participer à la prise de décision politique. Que les besoins élémentaires et basiques de tous soient donc satisfaits dans des systèmes démocratiques généralisés afin d’éliminer la frustration, l’envie. La démocratie et les droits humains sont à instaurer dans tous les pays, sans exception. Les États qui sont en mesure d’imposer la démocratie et les droits humains doivent le faire partout même si cela contrecarre leurs propres intérêts économiques. Sans cela, l’agressivité sera la réaction normale dans une situation anormale, celle où la majorité se bat pour survivre dans l’indigence et la misère. Et l’individu retombe dans ses identités premières, la famille, la tribu, l’ethnie, la confession, la confrérie. Retomber dans ces structures primaires, les revivifier, c’est basculer dans des mondes clos et séparés, chacun croyant détenir la vérité à lui seul, accusant les autres d’erreur, de faute, les vouant à la haine, à la mort, à l’enfer…
On ne peut sortir de la crise morale que par un retour à la morale, à une morale véritable, humaniste, celle qui place l’humain au centre, au-dessus de tout. On ne peut plus s’arrêter au stade d’une morale religieuse qui traite l’être humain comme un enfant (à récompenser/corriger) ou qui fait du succès économique le signe du salut dans le cadre d’une compétition sauvage sans balises. Certes, la morale religieuse pourrait être préservée à titre individuel et privé, mais à condition qu’elle soit purifiée de tout mépris et de toute haine envers les autres. Que cette morale cesse de dire que l’enfer, c’est pour les autres. Qu’elle cesse de voir dans les autres des êtres inférieurs à civiliser, à convertir et à dominer, ou des êtres supérieurs à imiter ou à combattre. N’est morale que la morale qui n’a aucune visée politique de domination. Il me semble qu’une morale civique universelle respectueuse des différences, de toutes les différences, soit la morale à rechercher, à construire. Pour moi, cette morale est consubstantielle aux droits de l’Homme. Elle s’y trouve déjà. Que le religieux cesse d’y voir une menace à son identité, que l’Occident cesse de la trahir dans et par ses pratiques politiques, économiques et militaires. Établir une justice nationale et internationale équitables, c’est le premier pas sur le chemin de l’acceptation de l’Autre, du vivre-ensemble. L’enjeu est de cesser d’instrumentaliser les droits humains dans un jeu politique au service d’une domination, d’une hégémonie.