Droit à l’Etat et Etat de droit

Par Abdessamad Mouhieddine

 Si la construction d’une nation peut prendre souvent des dizaines de décen­nies, voire des siècles, l’édification d’un Etat moderne, dûment représenté sur toute l’étendue d’un territoire, s’avère tout aussi laborieuse.

Dans les deux cas, un difficultueux travail sur les mentalités doit être initié et conduit par des élites sincèrement soucieuses d’en­raciner et consolider le sentiment d’apparte­nance à la même nation et la représentativité la plus crédible possible de la population par l’Etat.

Nul besoin ici de citer Ibn Khaldoun au registre du processus d’urbanisation des populations et d’urbanité des élites, ni Ha­med Al Ghazzali au chapitre de la « néces­sité » de l’Etat, ni même Hegel quant au rôle dudit Etat consistant à harmoniser les intérêts particuliers avec l’intérêt général, ni a for­tiori notre ami Abdellah Laroui à l’aune des légitimités historique et moderniste.

Au Maroc, où avait existé un royaume al­lant de l’est de la Moulouya au sud de l’At­las, et ce depuis le 1er siècle av.JC jusqu’au Vème siècle après JC, la construction de la nation marocaine s’est vue consolidée à l’avènement de Driss 1er. Ce qui ne sera guère le cas de nombre de pays limitrophes, à commencer par l’Algérie.

A l’aube du XXe siècle et à la faveur de la conception protectorale souverainiste de Lyautey, la vieille monarchie marocaine a été sauvée (dans le sang de la fameuse « pacifi­cation ») après la déconfiture institutionnelle qui fut à l’origine du Traité de Fès signé le 30 mars 1912 entre Eugène Regnault et Moulay Abdelhafid.

Les cinq années post indépendance du règne du Sultan Mohammed Ben Youssef, devenu le Roi Mohammed V (1957), n’ont pas pu aboutir à un consensus général sur la nature et la consistance de l’Etat moderne que le pays avait à construire.

Edifier un Etat moderne

A l’avènement de Hassan II, la construction d’un Etat moderne, tout à la fois omniprésent et fort constituera la priorité absolue. Cette construction se fera souvent au détriment du respect des droits humains comme de l’édi­fication d’un Etat de droit digne de ce nom.

Durant près de quatre longues décennies, le pays vivra une guerre de légitimité larvée entre le Palais, qui se prévalait de la continui­té historique, d’une part, et ce qu’on appelait le Mouvement national et ses multiples dé­clinaisons, lequel ne cessant de s’enorgueillir de ses « hauts faits de résistance à l’occupa­tion coloniale », d’autre part.

Il aura fallu le « Gouvernement d’alter­nance » du socialiste El Youssoufi pour en­terrer la hache de guerre…et la gauche avec !

A l’avènement de Mohammed VI, le mot d’ordre fut des plus nets : l’édification d’un Etat de droit dans le cadre d’une « monarchie citoyenne ».

Le passif de l’ère Hassan II a été soldé avec plus ou moins de rigueur au moyen de l’Instance Equité et Réconciliation (IER) ; un nouveau Code de la famille vit le jour ; le « Nouveau concept de l’autorité » a été solennellement lancé par le Monarque ; des projets structurants d’une ampleur inégalée furent réalisés ; une nouvelle constitution for­mellement libérale vit le jour en 2011.

Mais tout ce travail colossal n’a pu empê­cher l’intrusion des forces conservatrices et régressives jusqu’aux interstices de l’archi­tecture institutionnelle et, par conséquent, au coeur même de l’Etat. Ces forces anhis­toriques se sont attelées à saboter la marche modernitaire voulue par le Souverain. Qui au nom d’un purisme éminemment obscuran­tiste et qui sous le couvert d’un souci identi­taire aux desseins inavoués.

Tout cela a considérablement fragilisé la considération due à l’Etat. Avec un champ politique déserté par le souci de l’intérêt gé­néral et même par tout rationalisme, l’Etat de droit en construction connaîtra moult chutes et rechutes depuis l’arrivée des islamistes au pouvoir, il y a près d’une décennie.

Aussi, et à son détriment, le Roi est-il deve­nu l’unique recours face aux turpitudes d’une classe politique plus sourcilleuse quant à sa voracité rentière que soucieuse de l’intérêt des « citoyens » électeurs.

Le maître-mot est prononcé : n’est-ce pas cette « citoyenneté », forte de ses libertés et acquise sous l’égide de la responsabilité, qui fonde tout Etat de droit digne de ce nom ?

Or, le temps aujourd’hui est de plus en plus à un « je-m’en-foutisme » sidéral et, surtout, au reniement factuel de tout pa­triotisme au seul bénéfice de l’arrivisme. Pis, même le « droits-de-l’hommisme » est devenu un business florissant pour nombre d’acteurs politiques et de la société civile.

Quant à l’Etat de droit et même l’Etat tout court, il est plongé chaque jour dans l’irres­pect par ceux-là mêmes qui sont censés le consolider et le pérenniser. Les dernières sorties médiatiques du précédent chef de gouvernement renseignent sur la misérable conception que se font les islamistes de la considération de l’Etat. Nul trace d’urbani­té, et encore moins de rigueur éthique parmi ces bipèdes qui se comportent comme des spermatozoïdes aux portes d’un col d’utérus !

La chance historique du Maroc

En vérité, la classe politique marocaine semble totalement insensible à la chance his­torique qu’eût le Maroc d’avoir pu édifier, souvent dans la douleur, un Etat moderne dont rêveraient des dizaines de pays fraîche­ment venus à l’Histoire. Sans compter les peuples qui en sont tout simplement privés, tels les vaillants palestiniens. A l’heure où tant de périls guettent les nations du Sud, les forces régressives marocaines semblent se jouer allègrement de cette chance historique, aliénant ainsi les espérances de la nation ma­rocaine en un futur où trônerait un authen­tique Etat de droit, garant de l’intérêt général et des libertés de tous.

Ces forces régressives semblent perdre de vue ce qui advint aux Etats démantelés par la collusion des mafias politiques locales avec les impérialismes régionaux et transnatio­naux. Voyez donc où en sont, Diantre !, les Etats d’Irak, de Syrie, de Libye, du Yémen…aujourd’hui !

Sans la complicité des classes politiques de ces pays, les impérialismes auraient-ils osé pul­vériser tout à la fois ces nations et ces Etats ?

Certes, ce que les Bush père & fils et leurs alliés ont initié on live dès le lendemain de la chute du mur de Berlin relève de l’abjection. Au nom de l’instauration de la démocratie en Mésopotamie et, plus tard, au Cham, au Yé­men, en Libye et ailleurs, ils ont réintroduit des moeurs voyoucratiques que le monde n’a connues que sous le nazisme et le fascisme. Non seulement ils ont mis main basse sur les richesses de cette partie du monde en dévastant les territoires et dévitalisant les peuples, mais ils ont littéralement pulvérisé des nations et dé­mantelé des Etats.

Mais, détrompons-nous ! La faiblesse de ces Etats a été la principale cause de leur propre ef­fondrement. L’Histoire nous a appris, en effet, que les Etats obéissent à un processus tragique dès lors qu’ils cèdent au laisser-aller éthique, à la « pifométrie » morale et à la nonchalance sécuritaire : la tranquillité publique disparaît peu à peu, l’individualisme débridé se substi­tue crescendo au vivre-ensemble, l’arbitraire s’installe et prospère, les contre-pouvoirs suc­combent eux-mêmes aux délices rentiers, puis s’effondrent les procédures normatives au pro­fit de l’arbitraire. A ce stade, deux options sont permises par l’Histoire : soit l’avènement d’un pouvoir militaire ou civil félon, soit l’anarchie qui ouvre une voie royale aux impérialismes régionaux et internationaux. Dans les deux cas, l’Etat et la nation en pâtissent et peuvent tom­ber à terre.

Chacun peut donc mesurer la valeur non seulement juridique et géostratégique, mais surtout ethnoculturelle et civilisationnelle d’un Etat.

Puissent les élites marocaines revenir à des sentiments patriotiques plus clairvoyants et s’atteler sérieusement à l’édification du véri­table Etat de droit que mérite la vieille nation marocaine ! Le droit à l’Etat ne se mérite dé­sormais qu’au prix de l’Etat de droit.

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