Guerre des visas ou poker menteur

Tribune

Par Abdelhak Zegrari (*)

Les protestations sur la réduction drastique des visas octroyés aux ressortissants du Maghreb par le gouvernement français, nous amènent à une réflexion profonde sur l’instrumentalisation de la mobilité humaine dans les relations de voisinage. Le contexte géopolitique étant des plus tendus, dans un monde post-covid et une guerre au cœur de l’Europe, théâtre d’une redistribution des cartes,  une impression de marche vers l’inconnu émerge chez beaucoup d’observateurs avec son lot de spéculations.

Or cette guerre des visas initiée dès 2020 avec la pré-campagne présidentielle en France, ne reposait sur aucun fondement sécuritaire, comme en 1986 par exemple, lors d’événements tragiques, mais bel et bien sur une stratégie électoraliste à consommation interne d’abord, et ensuite sur un outil de pression diplomatique au résultat aléatoire.

 Dès 2016 déjà, dans le débat hystérisé  post-crise des réfugiés, deux assertions revenaient le plus souvent : « l’Europe forteresse », recroquevillée et indifférente au malheur du monde et « l’Europe passoire », perméable et  incapable de protéger ses frontières. En fait, on en est loin, car dans l’urgence et la montée du populisme, la donne a changé. Aujourd’hui, on est pratiquement certain que c’est l’immigration qui a motivé majoritairement les « Brexiters », révélant au grand jour la fracture entre tenants de la globalisation et adeptes et praticiens du nativisme. Le choc du Brexit a surtout accentué la défiance des citoyens envers leurs élites politiques et surtout envers une Europe, jugée incapable de répondre à leurs aspirations. Entretemps, l’Europe a accueilli 8.3 millions d’Ukrainiens avec protection temporaire immédiate, laissant de côté quelques centaines d’Afghans et d’Irakiens bloqués à la frontière biélorusse.

La cacophonie du « zéro retour-zéro visa » a cannibalisé tous les débats et l’immigration envahit l’agenda politique, comme échappatoire à un vrai programme de gouvernement. Dans ce contexte, le débat s’est exporté sur les relations internationales, faisant de la « mare nostrum » une immense table de jeux, où chacun attend de voir l’autre abaisser ses atouts maîtres. Et même si on ne peut pas reprocher à un Etat souverain de lutter contre l’immigration clandestine et défendre ses frontières, le Maroc le fait avec les Subsahariens, en faire une arme de chantage politique est forcément contreproductif. La pression sur les Etats du Sud pour reprendre leurs ressortissants indésirables ne date pas d’hier ; en fait  on leur demande de reprendre aussi d’autres migrants irréguliers susceptibles d’avoir traversé leur territoire, figurant sur la liste controversée des « pays d’origine sûre », ce qui peut être contraire au droit international. La politique migratoire de l’UE définit le concept de « pays d’origine sûre », de manière disparate, en pays « libres de toute persécution », avec un système démocratique stable et le respect des droits humains. En vérité, il s’agit d’un signal politique, l’objectif principal étant de décourager les candidats éventuels à l’immigration, d’accélérer les procédures et de faciliter les renvois. Seulement voilà, la politique d’expulsion n’est pas toujours limitée  à un « acte bilatéral » et met en scène généralement  trois Etats souverains : le pays d’origine qui exerce une pression sur le pays d’accueil, le pays d’accueil qui détermine ceux qui sont indésirables et enfin le pays de destination dont l’aval est  nécessaire.

Sur le plan des visas, le Maroc est le plus pénalisé avec 30% de réduction en 2021 et pratiquement 50% sur le premier semestre de cette année. Les chiffres sont là pour prouver que bien avant cette crise, l’exécution des OQTF tournait autour de 22%  pour le 1er semestre 2021, sur 62207 décisions  prononcées, il n’y eut que 3503 exécutions, ( 5.6% ), faisant monter au créneau tous les élus de droite et d’extrême-droite, qui ont fait de ce thème leur fonds de commerce électoral. C’est pour cette raison que le gouvernement essaie de donner des gages à cette frange de l’électorat, faute de pouvoir répondre aux vraies raisons de la montée du populisme souverainiste, à savoir : les délocalisations massives depuis trois décennies, un chômage endogène, une paupérisation de plus en plus visible, bilan d’une politique économique européenne ultralibérale. « La promesse de prospérité de l’Europe n’a pas été tenue », avouait Angela Merkel avant de quitter ses fonctions. Dans ces conditions, le bouc émissaire est vite trouvé…l’étranger !

Au mépris du droit international

L’UE a fait le choix stratégique d’externaliser la gestion de ses frontières extérieures, et le Maroc est présenté comme le partenaire incontournable dans la Méditerranée occidentale, tout comme la Turquie à l’Est ou la Libye sur la « route centrale » des flux migratoires. L’externalisation, terme emprunté à l’économie consiste à confier une partie de la gestion des flux migratoires à des pays de transit ou de provenance, ou à des opérateurs privés ; elle est justifiée par une logique d’efficacité dans la lutte contre l’émigration clandestine, la traite humaine ou le terrorisme. Des négociations bilatérales avec les pays de transit, souvent au mépris du droit international, accouchent de trocs indignes où l’égoïsme l’emporte. Le déplacement des frontières de l’Europe au sud, se joue à coups de millions d’euros de subventions sous forme d’aide au développement englobant la gestion migratoire. Des pays comme la Libye, la Mauritanie, l’Egypte, le Niger…et la Tunisie, acceptent d’installer sur leur territoire des «  hotspots » (plateformes de débarquement)  chargés de faire le tri entre réfugiés et migrants économiques. La Turquie, qui abrite le plus grand nombre de réfugiés au monde, n’a jamais hésité à s’en servir comme  outil de négociation à chaque nouvelle tension. On se rappelle les revendications  fortes faites à l’UE, sous la menace d’ouvrir la barrière aux réfugiés, de doubler les dotations financières (6 milliards € au total),  rouvrir le dossier d’adhésion à l’Union, et …exempter de visa ses ressortissants ! Le Maroc aussi, fort d’une longue tradition  de négociation avec Bruxelles sait défendre au mieux ses intérêts stratégiques. Et nul doute qu’avec le dernier discours royal du Trône, adressant « un message clair au monde : le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international », un nouveau paradigme émergera vers un partenariat plus équilibré, tenant compte de tous les intérêts des parties en présence.

Le contexte international actuel est marqué par des incertitudes, un manque de visibilité liés aux tensions politiques et sociales et une mise à mal du multilatéralisme. Dès lors, le Maroc est vu comme une puissance régionale et comme un pôle de stabilité, du fait de ses nombreux atouts et l’institution monarchique, garante de l’identité nationale et d’une tradition séculaire. C’est une synthèse harmonieuse entre tradition et modernité, basée sur une civilisation ancestrale et une diversité ethnique et religieuse ; la légitimité monarchique est un élément clé pour cerner la réalité géopolitique marocaine. Le royaume repense sa place dans le Monde en nouant de nouvelles alliances en fonction de ses intérêts supérieurs.  Fort de son « statut avancé » octroyé par l’UE en 2008 et de son partenariat pour la mobilité (PPM) signé en 2013, il est l’interlocuteur prioritaire dans la région et pouvait prétendre légitimement à un traitement à la hauteur de son leadership dans la gestion migratoire. Et récemment,  l’UE l’a confirmé sans ambiguïté en débloquant des sommes importantes destinées à la coopération dans la lutte contre la migration clandestine, la traite d’êtres humains, la sensibilisation des jeunes  aux dangers de l’émigration irrégulière, le renforcement de la coopération policière et la prise en charge des réfugiés subsahariens.

 La migration est un voyage à la recherche de la dignité 

En effet le multilatéralisme suppose un contrat social entre des Etats qui se définissent comme égaux et des mécanismes de règlement des conflits. La question des visas, bien que passionnelle, doit être réglée hors de son socle sécuritaire, dans une vision globale de long terme, car c’est le droit à la mobilité qui est pris en otage. Un Marocain ne  peut aller que dans une soixantaine de pays et un Sénégalais dans une cinquantaine seulement… La mobilité doit être l’apanage de tous, la Terre appartient à l’Humanité. « La migration est un voyage à la recherche de la dignité » écrit François Crépeau, professeur de droit international. Migrer pour un avenir meilleur ou un projet personnel n’est pas un crime ni une pathologie ; c’est même un droit reconnu par les Nations Unies…seulement pour le faire, il faut traverser des frontières ! Il est temps de sortir de cette immense hypocrisie d’une Europe vieillissante en manque de main d’œuvre. Déclarés « personae non grata », les déboutés du droit d’asile se retrouvent dans la nature, dans l’illégalité, sans droits. Ils disparaissent ainsi des statistiques officielles et alimentent le secteur informel ; c’est ainsi que l’on retrouve la majorité d’entre eux dans beaucoup de secteurs en tension et surtout dans le secteur agricole, où les contrôles sont plus rares, contribuant ainsi à la compétitivité de la tomate italienne, de l’asperge allemande ou de la fraise espagnole.

   (*) Economiste, chercheur à l’United Nations Migration Network

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