Le confinement, cette histoire du temps

Hassan Alaoui

Le confinement est donc notre mode de vie ! Tout compte fait, il a cette caractéristique remarquable est que le temps revient à nous. Il ne nous échappe plus dans ses courses fugaces et rebelles même. Or ce temps est le même pour tous. Hormis ces laborieux travailleurs – ils sont nombreux – forcés de nourrir leurs familles et de trimer au jour le jour, nous sommes confinés dans le même moule de contraintes et de rigueur. Sans pour autant savoir comment nous en sortirons.

Je n’ai jamais autant entendu et utilisé le mot de confinement qu’en ce moment de ma vie et de ma carrière. J’ai presqu’envie de dire que le mot est devenu nouveau, inédit même. Un palimpseste remis au goût du jour, sur la table et si l’on veut sur l’ouvrage. Il est devenu le relais discursif de l’autre mot, l’Alerte ! Les deux mots sont d’autant plus jumeaux et complémentaires  qu’ils ne pourront plus être séparés à l’avenir. Ils résonnent comme deux faces de la pièce, leur tintouin nous prenant à chaque fois par le col, nous rappelant à chaque fois la dimension tragique que nous vivons. Depuis le déclenchement de la pandémie à laquelle les uns et les autres semblent fixer des origines et des modalités différentes voire contradictoires, une folle intuition collective s’en est emparée. On ne regarde plus le jour se lever de la même manière, étiré le maton de son lit, arc-bouté le soir sur une journée lente et sans souffle, on avale son café – ou son thé – avec la désinvolture légère et en même temps lourde qui s’installe chaque jour la même. Le jour c’est la nuit et inversement, l’attente est notre seule imagination.

Le confinement est l’ordre nécessaire parce que salvateur, quand bien même d’aucuns exprimeraient leurs rogues et en conçoivent de l’aigreur. Là où les volontaristes sacrifient à l’exercice de lecture, d’autres inventent leur propre temps, à rebours de tout ce que l’on peut imaginer et espérer. Le temps est suspendu avec son vol, dirait le poète et il nous appartient de le segmenter, de l’adapter à nos attentes et nos impatiences. Dans la solitude du confinement, figurez-vous, au creux du stalag – ces camps d’enfermement nazis – , Fernand Braudel , grand historien s’il en fut, a rédigé entre 1940 et 1945 un immense texte fondateur qui deviendra sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 1949 : La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II .

« Ce qui m’a vraiment tenu compagnie pendant ces années longues », a-t-il expliqué quelques années plus tard, ce qui m’a « distrait », au sens étymologique du mot, c’est la Méditerranée. C’est en captivité que j’ai écrit cet énorme ouvrage que Lucien Febvre a reçu cahier d’écolier par cahier écolier. Ma mémoire m’a seule permis ce tour de force. Mais, sans ma captivité, j’aurais sûrement écrit un tout autre livre. ».  On fait de son confinement comme de sa captivité un moment culminant de créativité et d’inventivité. On instaure sa propre discipline, et met en place sa propre organisation pour échapper à l’ornière du « temps perdu » ! Avant Fernand Braudel, il y eut son collègue et non des moindres, historien au long cours, cofondateur avec lui et Lucien Febvre de la célèbre Ecole des Annales qui donnera les meilleurs historiens que la France ait connus, pépinière d’autres historiographes comme Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Leroy-Ladurie, Michel de Certeau, et d’autres. Je ne citerais que ceux-là que j’ai « fréquentés » dans mes confinements nombreux et paradoxaux…En y ajoutant toutefois Michel Foucault qui, à bien des égards, fut mon maître à penser.

Marc Bloch, le père emblématique de cette école a écrit son livre « L’ Etrange défaite » en pleine captivité à l’ombre de la tragédie nazie. Sur des bouts de papier avec cette ostensible et radicale volonté d’échapper au temps, de briser l’enfermement. La « captivité », à vrai dire, nous l’inventons quelque part, à présent elle pèse lourdement, d’autant plus qu , enfants de la modernité la plus aiguë, portés à l’irréductible propension de la consommation d’objets et de symboles, nous ne voudrions rien céder . Et pour d’aucuns, c’est ce prodigieux tropisme de manque qui régule à la fois le désir et la frustration. Le manque, l’absence, la privation sont les moteurs inverses de la vie moderne , insoucieuse comme nous l’avons vécue et nous la vivons encore. Le fétiche mot consistant à nous prévenir que « rien ne sera comme avant », devrait non pas nous inquiéter, mais nous rassurer à vrai dire. Car, un autre regard sera posé sur la vie et la nature, oui « l’autre regard » pour reprendre le propos de Claude Lévi-Strauss, immense anthropologue de son état qui, son livre culte aidant : « Tristes Tropiques » nous lance d’entrée de jeu l’invite au voyage du déconfinement total et presque peccamineux.

L’exercice n’est certes pas aisé ! Nous sommes confinés à bon escient et y adhérons la main sur le cœur. Nous sommes un peuple du défi permanent, avait dit feu Hassan II, et en assumons à la fois le poids et la mesure. Et cette expérience est pour nous un nouveau chant de patriote. Au bout du voyage , l’espoir se profile, sans doute une autre manière de voir la terre et de la respecter.

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