Le dialogue social : une rénovation en perspective ?

Par Larabi Jaïdi

Le dialogue social est à la croisée des chemins. Le deuxième round du dialogue social va être lancé aujourd’hui. À l’ordre du jour, la négociation sur des dossiers en instance depuis de longues années (le droit de grève, la représentation des syndicats, le code du travail, les libertés syndicales,…). Mais la grande question qui figure dans l’agenda des parties prenantes est bien celle de l’institutionnalisation des mécanismes d’un dialogue pérenne et efficace, en plus de celle de son affirmation comme force motrice de la modernisation de l’économie et de la rénovation en profondeur du « modèle social » marocain.

Le Maroc s’est engagé dans des réformes sociales de grande envergure pour la prospérité économique et sociale du pays. Trois enjeux sociaux structurent ces réformes essentielles pour l’avenir de l’économie nationale :  la formation et les compétences, l’organisation du marché du travail et le financement de la protection sociale. La conduite et la réussite de ces réformes est déterminée par la qualité du dialogue social et par son institutionnalisation sur des bases claires et efficaces. Ce qui suppose d’aller au-delà de simples concertations sur des mesures décidées dans la précipitation selon un rituel dont les pouvoirs publics et les partenaires sociaux sont devenus coutumiers.

Le dialogue social favorise la sortie de la logique des tensions et des conflits sourds ou déclarés, encore trop présents dans notre pays. Il aspire à fonder une culture de la négociation, du compromis et de la responsabilité. Aujourd’hui, la concertation sur les droits et devoirs des travailleurs, sur la responsabilité sociale de l’entreprise et sur une fléxisécurité soucieuse de la pérennité de l’entreprise n’est pas encore une pratique sociale normée et régulée.  Cela suppose une véritable révolution des esprits. Il est nécessaire de renforcer l’implication active des partenaires sociaux nationaux, locaux et sectoriels dans l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi de l’agenda social. C’est par cette voie que le dialogue social pourrait être porteur de valeurs fortes de participation et de responsabilité s’appuyant sur des traditions nationales solidement ancrées et offrant un cadre adéquat pour une modernisation maîtrisée. Pour assumer pleinement ce rôle, il devrait enrichir sa pratique, diversifier ses moyens d’action et occuper efficacement l’espace contractuel.

Le dialogue social doit s’enrichir d’idées et d’approches nouvelles. Le progrès social nécessite une rénovation en profondeur du « modèle social » marocain. Fondé en grande partie sur le paternalisme et l’informalité, ce modèle n’est plus en phase avec les exigences des temps modernes. D’autant plus que la régulation des tensions sociales par la seule triptyque classique employeurs-syndicats-État a beaucoup perdu de sa force.   Voici quelques années, le combat des mouvements sociaux passait par des enjeux centrés sur le monde du travail et aussi sur des revendications plutôt matérielles et quantitatives.  Aujourd’hui, les mouvements sociaux débordent du seul cadre de l’entreprise et s’étendent à des domaines d’action très divers comme la condition féminine, les situations des jeunes chômeurs diplômés, les revendications urbaines…  Ces conflits sociaux s’inscrivent dans des contextes où interviennent à divers niveaux des acteurs toujours plus nombreux et distincts, chacun d’eux visant selon ses propres intérêts à influer sur les politiques publiques existantes. L’émergence des consommateurs, des acteurs locaux, des associations de défense de droits humains, des réseaux sociaux,.. a changé la donne. La mutation de la société implique des mobilisations distinctes de celles qui spécifiaient le monde du travail. Elle a pour conséquence une prolifération d’initiatives et de mobilisations qui tendent à imposer dans le jeu des régulations formelles ou non des règles très disparates, éparses et spécifiques.

En somme, la conflictualité sociale dans notre pays est en voie d’épouser de nouvelles formes : dispersées, plus autonomes, et parfois plus violentes. Elle se substitue à l’action syndicale traditionnelle, éclatée et en perte d’influence.  Une nouvelle approche du dialogue entre l’État et la société, de la culture de la négociation, du compromis, de la responsabilité est à construire. Les partenaires sociaux occuperont toujours une position unique dans la société, parce qu’ils sont les mieux placés pour traiter les questions relatives au travail, et sont en mesure de négocier des accords engageants.  Mais le dialogue sociétal entre les partenaires sociaux devrait s’inventer de nouveaux mécanismes s’appuyant sur une lecture critique des modes de « régulation sociale » héritée du passé et offrant un cadre adéquat pour réguler la conflictualité sociale qui se manifeste en dehors de l’espace des relations de travail. Le dialogue entre l’État et la société doit enrichir sa pratique, diversifier ses moyens d’action.

Lire aussi : Lancement du second round du dialogue social

La concertation institutionnalisée doit être reconnue comme une dimension essentielle du modèle de société et de développement, par la recherche d’un consensus des acteurs sur des dossiers aussi importants que ceux de la politique de l’emploi, la  réforme de la protection sociale, l’efficacité du système éducatif, la qualité des soins de santé… Dans ce contexte, le renforcement de la concertation entre les partenaires sociaux et les administrations et institutions qui ont en charge les politiques économiques et sociales s’impose. Une concertation structurée et la qualité des relations entre les partenaires sociaux et le gouvernement sont déterminantes dans la configuration d’un modèle social. Il constitue à la fois une clé pour une meilleure gouvernance et un moteur des réformes économiques et sociales.

Un dialogue social actif devrait jouer un rôle central dans la réponse à la conflictualité sociale. Son rituel actuel et ses champs de négociation limités (revalorisation salariale, droits des travailleurs), aussi importants soient-ils, réduisent son impact sur l’amélioration des conditions de travail et la modernisation des relations professionnelles, au sein de l’entreprise.  Comment sortir de ce rituel qui finit par faire perdre au dialogue social son sens et sa crédibilité ? L’idéal serait que l’État, le patronat et les organisations syndicales parviennent, d’une part, à dialoguer de façon constructive et réaliste sur les orientations générales qui fondent le système de protection sociale, indissociable d’un développement économique durable et, d’autre part, à conclure des « pactes sociaux » stables.

Ceci supposerait l’établissement de diagnostics partagés, pris en compte et validés par le gouvernement, et une formulation des solutions alternatives, tenant davantage compte des réalités et des possibilités qui s’offrent au pays. Il est donc indispensable que les partenaires sociaux et le gouvernement examinent les initiatives susceptibles de moderniser le cadre juridique et institutionnel du dialogue social afin d’améliorer les processus d’information de consultation et de négociation entre les institutions et les acteurs sociaux et de développer un réel espace contractuel au niveau national et local.

Une autre forme de consultation sur les politiques est celle menée au sein des Conseils Supérieurs consultatifs, forums chargés de conseiller le gouvernement sur l’élaboration de politiques spécifiques et de contribuer à leur mise en œuvre. Le gouvernement recueille les contributions des partenaires sociaux sectoriels sur la politique publique par le biais de consultations sur un certain nombre d’initiatives en matière de politique sociale, dans les secteurs faisant l’objet d’une politique spécifique, sur l’élaboration et la mise en œuvre des politiques sectorielles. Ces organes peuvent jouer un rôle important dans l’établissement des « compromis » sociaux si la régularité des sessions est assurée et si les méthodes de concertation entre les acteurs sont efficaces. Par ailleurs, la nouvelle Constitution a de nouvelles instances dédiées à la concertation entre les pouvoirs publics et les catégories sociales spécifiques : les jeunes et les femmes.

Une concertation réussie suppose que plusieurs conditions soient réunies. Pour éviter les simulacres, il faut que l’espace pour les délibérations et les négociations soit véritablement ouvert, que les alternatives soient débattues, et que les conséquences attendues soient explicitées. Trois initiatives doivent être prises afin d’adapter et de promouvoir une concertation structurée et effective.

Tout d’abord, veiller à la représentativité des personnes associées à la concertation. Assurément, la question est délicate. Sans doute faut-il réfléchir à la façon de renforcer encore la structuration de ces corps intermédiaires et leur assurer les moyens de remplir leur fonction. La raison d’être de la concertation est de permettre une consultation active entre les partenaires sociaux représentatifs afin de définir des objectifs communs et d’aboutir à des engagements concrets. Cela suppose que les partenaires sociaux disposent de capacités de négocier des accords, d’en assurer le suivi et de favoriser le développement des relations contractuelles. Cela signifie que les partenaires sociaux auront davantage de possibilités et de responsabilités dans l’élaboration des politiques publiques.

Ensuite, la mise en place d’un mécanisme efficace d’échange d’informations entre le gouvernement et tous les partenaires sociaux. L’accès à l’information est indispensable à l’essor d’une concertation efficace. Il fournit les données nécessaires à des négociations sereines et rationnelles. Il aide les partenaires sociaux à se tenir informés des questions qui font l’objet de consultations etles sensibilise aux évolutions des dossiers. Aussi faut-il mettre en place des outils d’information spécifiques qui viennent compléter une politique générale d’information. La construction de systèmes d’informations partagées, entre les administrations d’État et entre celles-ci et les autres acteurs (syndicats, collectivités locales, associations), apparaît comme un enjeu démocratique majeur ; les technologies de l’information peuvent y contribuer de façon déterminante.

Enfin, il est important que les structures de concertation soient des enceintes qui fonctionnent régulièrement et qui disposent d’un mécanisme cohérent de consultation sur les orientations de la politique sociale.  Le gouvernement devrait consulter systématiquement les partenaires sociaux sur toutes les orientations et évolutions importantes de la politique économique et sociale et devrait également garantir la participation efficace de tous les partenaires sociaux aux consultations. Les travaux des comités consultatifs devraient s’aligner sur les orientations générales des politiques publiques afin de réduire au minimum les chevauchements et d’assurer la coordination des positions prises par les partenaires sociaux et aussi des avis émis dans d’autres enceintes. Des procédures de consultation veilleraient à ce que les partenaires sociaux soient efficacement consultés sur les orientations politiques afin de définir des objectifs communs et d’aboutir à des engagements concrets. Ce mécanisme évoluerait sous l’effet des besoins croissants d’un dialogue avec les partenaires sociaux sur l’élaboration de la politique publique. C’est une condition pour améliorer la qualité des politiques et propositions des partenaires sociaux.

Source https://www.policycenter.ma/

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