Pour un nouveau « contrat social »

 Par Hassan DABCHY *

 Un virus, autrement plus mortel que la Covid-19, hante silencieusement notre pays : il a pour nom «Corruption». Les gestes barrières sont connus et le vaccin aussi … il s’agit de la bonne gouvernance et de la reddition des comptes.

 Alors que les économistes sont unanimes sur le fait que le Maroc est devenu un marché important, les résultats concrets en termes de développement durable sont lents à se concrétiser. Les gros investissements sont encore ralentis par les risques de corruption, et les plus petites entreprises sont entravées dans leurs efforts d’expansion par le même fléau. Si la Banque Mondiale évalue le coût moyen de la corruption à 5% du PIB dans le monde, pour l’Union européenne, il se situe à 7% et jusqu’à 25% en Afrique sub-saharienne pour la Banque africaine de développement. Cependant, le coût humain de la corruption est souvent sous-estimé par les États. Or, il ne s’agit pas d’un crime sans victimes. On est volé par la corruption comme on est tué à la guerre par des gens qu’on ne voit pas nécessairement. Chaque année, la corruption coûte à notre pays l’équivalent de trois fois le budget de la Santé, de quoi doubler notre capacité hospitalière tous les ans, l’équivalent du budget consacré à l’Éducation nationale ou de quoi construire deux ports comme celui de Tanger Med (le plus grand d’Afrique). Si en Afrique la Covid-19 tue en moyenne 177 personnes par jour, la corruption tue 15 000 enfants et 800 femmes, chaque jour, (ONU-UNICEF-OMS).

Comment est perpétré le crime ? Il est établi que la corruption augmente jusqu’à 20% le coût des transactions. Les entreprises doivent récupérer ce surcoût, et cela ne peut être fait que par la livraison de produits de moindre qualité ou à des prix plus élevés et en payant moins d’impôts. Se livrer à la corruption crée aussi de l’incertitude car cela ne garantit pas, nécessairement, que l’entreprise corruptrice soit attributaire du marché sollicité. Il peut toujours y avoir une autre disposée à offrir plus pour faire basculer l’affaire en sa faveur. Cela finit par mettre les entreprises dans une situation précaire. Les citoyens sont perdants : les projets d’infrastructure essentiels ne peuvent pas être construits ou sont mal exécutés, les hôpitaux et les routes sont équipés de matériaux de mauvaise qualité, les écoles sont sous-équipées et les biens essentiels doivent être achetés à un coût plus élevé, ce qui aggrave les problèmes de pauvreté et les défis de développement auxquels est confronté le pays. La corruption peut rapidement conduire à, une «course vers le bas», où l’entreprise la moins souhaitable peut obtenir un marché, non pas parce qu’elle le mérite, mais parce qu’elle corrompt. Une situation non viable à long terme, ni pour les finances publiques, ni pour l’entreprise.

Les entreprises qui se livrent à la corruption font également face à des conséquences sur leur réputation. Les investisseurs et les consommateurs, notamment occidentaux, sont de plus en plus attentifs à la responsabilité sociale et à l’éthique de l’entreprise. Les demandeurs d’emploi qualifiés peuvent aussi être réticents à solliciter un emploi dans une entreprise dont la réputation est entachée par la corruption, ce qui entraîne une perte de personnel qualifié et intègre. La portée extraterritoriale des lois anti-corruption transnationales d’un certain nombre de pays peut également nuire aux entreprises marocaines si elles sont choisies comme partenaires d’affaires. Les entreprises de ces juridictions doivent effectuer une vérification préalable pour évaluer le risque de corruption, car elles sont responsables des pratiques de corruption de ces derniers.

La bonne gouvernance, clé de voûte

Si d’aucuns considèrent la transparence de la vie publique comme une contrainte, la crise liée à la Covid-19 a révélé que la méfiance persistante des citoyens vis-à-vis de l’autorité politique est un mal bien plus dangereux. Cette défiance peut être combattue. Les moyens sont connus : la bonne gouvernance«…clé  de réussite de toute réforme. Elle est essentielle à la réalisation des objectifs de toute stratégie» (discours de S.M. le Roi du 14 août 2014)l’exemplarité et la reddition des comptes, dans les secteurs publics et privés, car tout le monde est perdant dans un système où l’intégrité est défaillante. La reddition des comptes, inscrite dans notre Constitution, est claire. La loi doit être appliquée à tous, secteur public comme privé, et d’une manière particulièrement rigoureuse en ce qui concerne les crimes économiques commis par les serviteurs de l’État. «(…) Une plus grande fermeté s’impose pour rompre avec le laisser-aller et les pratiques frauduleuses qui nuisent aux intérêts des citoyens», rappelait Sa Majesté le Roi, en juillet 2017. Cette sévérité est fondamentale car le noyau de la gouvernance est l’exemplarité. Si l’ordre politique n’a pas pour base l’ordre moral, il ne peut y avoir ni progrès économique, ni paix sociale. La politique sans morale, la richesse sans effort, les affaires sans principes n’ont plus place dans le Maroc d’aujourd’hui. Pour que plus personne ne remette en cause la volonté politique d’éradiquer ces fléaux, celle-ci doit s’accompagner de moyens concrets autrement plus importants que ceux existant pour dépasser un système dont les modes de gouvernance et de contrôle sont en retard par rapport aux capacités existantes de contournement. Dans une démocratie, c’est la force de l’État qui garantit l’ordre économique et gestionnaire.

La lutte contre la corruption, comme la médecine, est un art. Un art du diagnostic, c’est-à-dire savoir comprendre la situation ; et un art du traitement, c’est-à-dire savoir quelles actions il faut entreprendre pour traiter les problèmes. C’est pourquoi, dès 2016, le gouvernement a lancé plusieurs chantiers pour éradiquer ce fléau. Pour la première fois dans l’histoire de notre pays – on ne le souligne pas assez – la moralisation de la vie publique et la lutte contre la corruption ont été, formellement, inscrites dans le Programme du gouvernement. Son premier acte a été la mise en place d’une Stratégie nationale de lutte contre la corruption étalée sur 10 ans, qui engage tous les ministres du gouvernement et pilotée par la Commission nationale Anti-Corruption (CNAC), présidée par le Chef du gouvernement. La loi sur l’accès à l’information longtemps attendue a enfin été votée, de nombreuses procédures ont été simplifiées et numérisées, une plate-forme électronique «Chikaya.ma» a été mise à la disposition des citoyens pour recevoir leurs plaintes et une autre «Chafafiya.ma» pour leur permettre l’accès à l’information. Le numéro vert pour dénoncer la corruption a vu le nombre de dénonciations atteindre plus de 36.000, depuis sa création, en mai 2018. Pour la seule année 2019, 117 personnes, ont été arrêtées en flagrant délit de corruption (en moyenne un cas tous les 3 jours).

Un net progrès a été constaté dans la lutte contre le blanchiment de capitaux : les déclarations de soupçons ont été multipliées par 7 par rapport à 2015, augmentant de 60% entre 2018 et 2019. La reddition des comptes a considérablement été renforcée. Il n’y a plus «d’intouchables». Plusieurs hauts responsables de l’État ont été condamnés ou poursuivis pour crimes économiques dont des Présidents et Conseillers communaux, des parlementaires, des agents d’autorités, des magistrats, des directeurs d’institutions publiques, d’anciens ministres, des gendarmes, des policiers…390 personnes sont poursuivies pour blanchiment (fait rarissime avant 2016), 700 personnes ont été poursuivies pour crimes financiers pour la seule année 2019.

L’argent de la corruption : une véritable tunique de Nessus

Et ceci n’est pas la fin, ce n’est même pas le commencement de la fin. Mais c’est la fin du commencement, pour paraphraser Churchill. L’avenir s’annonce sombre pour les «criminels en cols blancs». Ils doivent savoir que l’argent de la corruption est une véritable tunique de Nessus : il empoisonne quiconque s’en revêt. Car la reddition des comptes ne fera que s’intensifier avec l’aboutissement de plusieurs propositions structurantes pour la lutte contre la criminalité économique : loi sur l’enrichissement illicite, loi fortifiant l’Instance Nationale de Probité et de Prévention de la Corruption, loi élargissant le champ d’action de l’UTRF (instance chargée de la lutte anti-blanchiment), modification du Code pénal rendant plus sévères les peines punissant le crime économique, loi sur la simplification des procédures, Charte des services publics, refonte du système de nomination, modernisation de la fonction publique, renforcement des autorités de contrôle étatiques, formations spécialisées sur la lutte contre la corruption au profit des inspecteurs des ministères, magistrats, enquêteurs, policiers, gendarmes, responsables publics), création de services d’audit dans chacune des 12 régions, etc.

Certains esprits chagrins pointeront du doigt la perte d’un point en 2020, dans la notation du Maroc par Transparency International. Cela reste conjoncturel et ne doit pas nous faire perdre de vue les progrès notoires accomplis depuis 2015, année où cette note ne dépassait pas 36/100. Depuis, la notation n’a cessé de s’améliorer passant à 40 en 2017, puis 43 en 2018 (la première fois que le Maroc atteint la moyenne mondiale). Les lois destinées à renforcer la lutte contre ce fléau et maintes fois annoncées étant malheureusement toujours à l’étude au Parlement, la notation du Maroc a baissé en 2019 (41) puis 40 en 2020. Toutefois, le gouvernement agit dans la durée. Entre 2012 et 2016, la moyenne annuelle atteignait à peine 37, entre 2017 et 2020, elle est passée à 41, dépassant largement la zone MENA. En ce qui concerne le climat des affaires, le gouvernement a rempli sa part d’engagement en adoptant des réformes ambitieuses. Celles-ci ont considérablement amélioré l’environnement des affaires de notre pays durant ces dix dernières années, une reconnaissance internationale qui a vu son classement «Doing Business» passer de la 128e place en 2010 à la 53e en 2020, devançant de loin ses voisins (Algérie, 157e, Tunisie, 78e ) et devancé par seulement deux pays (EAU et Bahreïn). Mais l’on doit savoir que la lutte contre la corruption est un choix politique définitif et un processus irréversible, un travail complexe et long. Son évaluation ne peut être confinée à une notation annuelle.

Le secteur privé est un acteur incontournable du gouvernement dans la lutte contre la corruption. Les responsabilités qui lui incombent en tant que moteur de la croissance militent en faveur d’initiatives destinées à promouvoir la transparence et une culture d’intégrité dans les affaires. Le gouvernement est là pour inciter les entreprises à s’insérer davantage dans cette dynamique, «et pas seulement par l’exemple du pouvoir, mais par le pouvoir de l’exemple», pour reprendre la formule du Président américain, Joe Biden.

La corruption est un phénomène multidimensionnel qui affecte tous les secteurs, publics et privés. Pour y faire face, le Maroc doit consolider davantage ses mécanismes de gouvernance et son cadre institutionnel et juridique. Il faut aussi impérativement moderniser le mode de fonctionnement et la gouvernance de la fonction publique. Pour «débureaucratiser» la société, le service public doit être le changement qu’il veut voir dans le reste de la société. Il est donc tenu d’incarner ce qu’il veut changer autour de lui. A partir de là, il lui sera plus facile d’exiger que le secteur privé s’approprie les efforts entrepris par le gouvernement pour promouvoir la bonne gouvernance.

Le Maroc de demain doit être celui de la confiance entre les décideurs politiques et les citoyens. C’est le premier constat auquel a abouti la Commission spéciale sur le Modèle de développement qui insiste sur la volonté de rétablir la confiance et de réduire les écarts entre «les dispositions constitutionnelles et les modalités de leur mise en œuvre», notamment dans les domaines de la lutte contre la rente, la corruption et la reddition des comptes.

Une confiance qui ne pourra être restaurée sans l’accélération de la dynamique en faveur de la bonne gouvernance et de l’éthique de la décision publique et de l’entreprise. Le processus de moralisation de la vie publique engagé par le gouvernement du Maroc depuis 2016 a montré que les obligations en matière de transparence et d’intégrité ne se limitent pas au secteur public, mais s’étendent à l’ensemble des acteurs de la société : partis politiques, société civile, médias, citoyens et entreprises.

Le Maroc ne se réduit pas à son gouvernement. «La lutte contre la corruption n’est pas l’affaire exclusive du gouvernement, c’est l’affaire de tous les Marocains (…), C’est «un chantier national collectif qui ne concerne pas uniquement le gouvernement ou une institution officielle particulière», nous rappelle le Chef du gouvernement. Nous devons tous nous fédérer pour combattre les drames que la corruption nous impose : l’injustice, le ressentiment, l’extrémisme, la maladie, le chômage et le désespoir. Unis contre la corruption, nous pouvons faire de grandes choses. Nous pouvons assurer des soins de santé à tout le monde. Nous pouvons créer plus d’emplois. Nous pouvons envoyer nos enfants dans des écoles publiques sûres. Nous pouvons construire plus de routes. Nous pouvons mieux récompenser le travail. Et nous pouvons transformer nos écoles et nos universités pour être à la hauteur des exigences d’une nouvelle ère. Nous pouvons dépenser de manière judicieuse, changer les mauvaises habitudes et faire notre travail en toute intégrité – car c’est la seule façon pour rétablir les liens de confiance entre le peuple et les Institutions. Tout cela, nous pouvons le faire. Et tout cela, nous DEVONS le faire. Non pas par charité, mais parce que c’est la voie la plus sûre au bien-être commun. Mais la réalité de cet autre Maroc nécessite que chacun d’entre nous adhère à ce nouveau «contrat social» et s’engage à être un bâtisseur du nouveau modèle de développement auquel aspire notre pays. Nous pouvons et nous savons le faire. Il est temps que nous menions ensemble cette bataille, tous ensemble, avec résolution et détermination. C’est ce que nous devons les uns aux autres, à nos enfants et aux générations à venir.

* Conseiller du Chef du Gouvernement, en charge de la moralisation de la vie publique et de la lutte contre la corruption, Expert international en lutte contre la criminalité économique et financière

 

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