« Regards croisés sur l’amitié », souvenirs intempestifs de Mustapha Faris et Jacques Bourdillon

Par Hassan Alaoui

Mustapha Faris et Jacques Bourdillon ont décidé de célébrer leur amitié dans un livre que l’on qualifierait de prémonitoire : « Regards croisés sur l’amitié, la coopération technique franco-marocaine ». Paru aux éditions L’Harmattan, à Paris, il se veut le témoignage d’une époque qui est au Maroc et à la France plus que l’expression d’une destinée, une communauté de destins. Tous deux issus de la célèbre école des Ponts et chaussées, notamment de la non moins célèbre « Promotion Boulloche » en 1959, ils se sont retrouvés à l’ONI ( Office national de l’irrigation), et plus tard, au fil d’une amitié tissée à l’épreuve du temps et d’événements majeurs, dans des missions diverses. Jacques Bourdillon était devenu une « âme fraternelle » du Maroc dont il a conservé d’intimes attachements.

Depuis Lyautey et jusqu’à la Libération du Maroc en novembre 1955, la France a mis en place une administration centrale, chargée des infrastructures, dirigée par des cadres de la métropole et, au fil du temps, associant les jeunes générations de Marocains, dont un grand nombre de diplômés de grandes écoles. La relève s’est accomplie, tissant des relations et des amitiés, l’objectif étant le renforcement du nouvel Etat indépendant.
Quand deux vieux amis, le premier marocain et l’autre français, décident de témoigner de leur amitié par un livre de souvenirs, il convient d’y voir plus qu’une réminiscence partagée. De surcroît l’un et l’autre ont assumé de grandes responsabilités dans l’Administration avec de hautes fonctions. Jacques Bourdillon est français, il a exercé les fonctions d’Ingénieur général des Ponts et chaussées au Maroc dans les années 60, chargé par François Bloch-Lainé de créer la SCET Maroc, filiales de la CDC ( Caisse de Dépôts et Consignations ), Mustapha Faris, « Pontiste » également a exercé plusieurs fonctions, ministérielles, bancaires et administratives. Il est, sans conteste, une figure emblématique du processus national de développement du Maroc.

Tous deux étaient de hauts fonctionnaires et incarnaient le modèle de coopération entre le Maroc et la France, à un moment où le Maroc, quelques années après son indépendance, cherchait résolument sa voie, tout en maintenant les liens traditionnels avec son « ancien protecteur ». Si le sous-titre du livre s’appelle « la coopération technique franco-marocaine », c’est bel et bien pour souligner une dimension particulière du patrimoine franco-marocaine à travers des accords et des hommes, comme Jacques Bourdillon et Mustapha Faris, qui représentaient deux acteurs engagés dans le développement du Maroc post-colonial.
Les deux hommes ont porté le projet initial de modernisation du Maroc sur leurs épaules avec dévouement et engagement. Ils ont croisé leurs expériences, chacun dans sa spécialité, illustrant cette devise sacrée que la marche d’un pays, de surcroît jeune, se fait à l’unisson ! En termes de modernisation de l’appareil administratif, le Maroc doit beaucoup à la France de l’époque et si l’exigence de l’Histoire imposait à cette dernière de « décoloniser » le Maroc en lui accordant son indépendance, celle-ci – à la différence de l’Algérie voisine – fut obtenue par une négociation sereine et sans violences qui a abouti à l’accord de la Celle-Saint-Cloud, en novembre 1955, entre feu Mohammed V, à son retour d’exil à Madagascar, et Antoine Pinay, alors président du Conseil. Ces accords étaient signés officiellement et solennellement, le 2 mars 1956 par Bekkai, premier ministre marocain et Christian Pineau, ministre français des Affaires étrangères.
Si la France quitta le Maroc, elle ne rompit jamais avec lui. Des liens de coopération, qualifiée de privilégiée même, étaient maintenus, l’amitié préservée. Et celle de Mustapha Faris et Jacques Bourdillon en témoigne. Les ingénieurs, cette « caste noble » des époques de décolonisation formaient un corps, accomplissaient une mission que l’on dirait d’urgence, celle de construire des ponts, des aéroports, des barrages, d’entreprendre la reconstruction de la ville d’Agadir sinistrée après le tremblement de terre de 1961, et autres « Travaux d’Hercule »…

Sur cette phase exaltante, Mustapha Faris raconte au détail près le séisme apocalyptique de la ville d’Agadir, les dégâts directs et collatéraux et la mobilisation nationale qui s’ensuivit sous la direction suprême de Feu Mohammed V : « Tous les cadres, ingénieurs, techniciens, administratifs étaient contactés et sommés, écrit-il, de se rendre sur les lieux de la catastrophe. Sa Majesté a constaté l’ampleur des dégâts, et l’engagement solennel a été pris par le Prince héritier Moulay Hassan de reconstruire la ville. A signaler l’aide précieuse apportée par la base aérienne d’Agadir et par la flotte française de Méditerranée qui était en croisière… ».

Cette catastrophe, l’une des toutes premières vécues par le Maroc indépendant, avait suscité une solidarité internationale sans précédent. Le Maroc y était confronté avec des moyens, notamment techniques, que Mustapha Faris – ingénieur installé à Tétouan – décrivit comme « dérisoires » ! Le gouvernement y fera face et la coopération française y fut significative. « De cette époque, écrit Mustapha Faris dans son livre, j’ai gardé une expérience et des souvenirs émus, des amitiés qui durent toujours… ». Le fil conducteur de ce livre est justement l’amitié consacrée comme le sol sur lequel s’inscrit une histoire exaltante d’acteurs exceptionnels et, au-delà, de deux pays, la France et le Maroc, qui ont su garder et préserver le socle de valeurs communes.

Il convient de souligner que l’amitié exceptionnelle franco-marocaine qui a traversé le siècle s’est illustrée abondamment à travers des domaines divers et multiples. Jean-Bernard Raimond, Ambassadeur de France au Maroc, lui aussi préfacier du livre ne manque pas d’exprimer son enthousiasme pour ce témoignage collectif fondamental qui est une somme considérable d’événements inscrits dans la durée, parce que reflétant l’évolution du Maroc depuis 1956.

Plus qu’une vingtaine de récits réunis dans ce livre de près de 300 pages, aussi bien français que marocains, et autres, recouvrent un espace et une époque qui demeurent gravés sur le marbre d’une passionnante aventure humaine. Karim Lamrani, ancien et plusieurs fois premier ministre, a préfacé le livre et n’hésite pas à affirmer que « la connaissance des hommes, le partage des valeurs, le respect mutuel, la longue histoire des deux Etats ont animé et dynamisé depuis fort longtemps cette harmonieuse coopération faite de proximité culturelle et d’échanges dans la reconnaissance réciproque de la spécificité de l’autre ». Chakib Benmoussa, ingénieur des Ponts et Chaussées, ancien ministre de l’Intérieur et à présent ambassadeur du Maroc en France, décrit dans une longue postface au livre, une « relation apaisée qui s’est construite sur le passé commun et les valeurs partagées» (…). « En l’espace de quelques décennies, le Maroc qui était totalement dépendant de l’extérieur pour ses études d’infrastructures a acquis une expertise reconnue qu’il met au service des projets nationaux et qu’il exporte aujourd’hui, notamment en Afrique. », écrit-il.

« Regards croisés sur l’amitié » constitue un livre parcours, il est à l’amitié franco-marocaine ce que le devoir de mémoire d’une époque est à deux nations conjuguant, façonnant leur Histoire commune, assumant un passé pour construire et consolider une pérennité, où des hommes d’exception, volontaristes et dévoués, ont bâti un modèle de fraternité, de partage et de solidarité. A l’heure d’une mondialisation rampante ayant tendance à éclipser les singularités, Mustapha Faris et Jacques Boudrillon nous donnent la leçon qu’elles sont a contrario une complémentarité.

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