Adieu l’Ami : Abdelkader Retnani, l’exemplaire parcours d’un Don Quichotte de la culture

Hassan Alaoui

De Abdelkader Retnani , « Kader » comme aimait à l’appeler notre amie commune Neila Tazi, je retiendrais toujours l’affabilité exemplaire , et le sens du devoir, un flux tendu , extrêmement vigilant pour ce qui est de l’engagement vis-à-vis des autres, la générosité affichée d’emblée comme un colifichet, un homme de terrain et d’entrain

Il est parti vite, trop vite même, le sourire dépité sur un visage qui nargue la vie, la voix fracassée certes mais la conviction chevillée au corps comme pour nous dire : je ne vous lâche pas, je ne vous abandonne jamais.

A ses ultimes minutes, alors qu’il n’arrivait plus à s’exprimer, il prononçait les derniers mots, ceux d’un combattant qui ne lâche pas prise, il écrivait ses paroles : « Je suis fier d’avoir édité 5000 exemplaires du livre consacré à la gloire du football marocain », disait-il à Neila, son amie. De fait, le remarquable ouvrage – le beau livre comme l’on dit- a été accueilli par un très large public, le Comité dirigé par Fouzi Lakjâa et les autorités respectives. « Kader » était , en effet, imbattable, inimitable en ce qu’il détenait la clé et le savoir-faire de l’édition qu’il a bouleversée,  réinventée avec ses codes et l’irréductible détermination de hisser le Maroc au niveau international. Il n’avait de cesse de lancer de nouveaux talents, de rompre la monotone inertie dans laquelle ce « fichu » métier était versé, enclin à une sorte de dérision. Abdelkader Retnani ne ratait aucun rendez-vous mondial, aucun Salon international du livre, il participait à toutes les foires du monde, un pied dans l’avion et l’autre dans l’atelier de production, fier de représenter le Maroc, omniprésent dans ce qu’il convient d’appeler la bataille du livre, l’incommensurable révolution des idées…

Le cœur léger avant d’être chargé, souvent du vague à l’âme devant ce qu’il appelait le Mur de l’incompréhension opposé à la relance du secteur du livre, il était de toutes les causes : la Culture était le motif essentiel de sa vie transformée en un combat permanent. Quand, avec Neila Tazi , il prend les responsabilités de la vice-présidence de la Fédération des industries culturelles et créatives (FICC) , il s’engagea corps et âme pour se faire l’avocat pro domo de la relance d’un secteur enseveli depuis des décennies, travaillant désormais de connivence et dans la bonne intelligence avec le ministre de la Culture, Mehdi Bensaïd. Il lutta en tant qu’éditeur, en tant que membre de la FICC contre la gabegie infernale qui ravageait à la fois le champ du livre – notamment scolaire – et les activités frauduleuses qui le caractérisaient. Au sein de la Commission il a mis de l’ordre et s’est personnellement investi dans une bataille d’assainissement.

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Abdelkader Retnani était  le patient soldat de la vérité, il ne mâchait jamais ses mots, exprimait avec franchise et courage sa pensée sur tout, sans pour autant froisser qui que ce soit, s’interdisant la critique gratuite, ôtant la fâcheuse vanité et cette grandiloquence que l’on retrouve chez certains engoncés dans leur suffisance. Dans sa modestie, totale, intégrale et infaillible, il y avait chez lui à la fois du Don Quichotte et grand paysan dans sa noblesse, le pas lent parce que marchant sur la terre qu’il connaît parfaitement, survolant les méridiens – tantôt à un congrès en Chine, au Liban, à Francfort dans le salon annuel – à pied d’œuvre constamment, infatigable voyageur, explorateur intarissable des talents et des matières à livres, il ne ratait aucune manifestation qui s’y rattachait et sur sa « monture » – l’ardeur à la tache – il y allait de son chemin, convaincu et pressé même de recouvrer une forme de vie, à la fois ascétique et sémillante jusqu’à frôler le luxe d’un sybarite.

« Kader » était un travailleur acharné, à la limite un « ouvrier » patenté, la main à la pâte, le regard en permanence rivé sur les taches de production du livre ou des livres en cours, sur les déchiffrages de textes dignes de hiéroglyphes, de manuscrits difficiles, dont beaucoup mal écrits, la révision, la correction ingrate et toute une panoplie de taches dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles constituent un casse-tête permanent. Un jour,  alors que nous marchions sur la corniche  de Casablanca, entre autres confidences « Si Abdelkader » me lance pince-sans-rire : « A Khiyi, ce pays a toutes les potentialités pour aller de l’avant, il lui manque seulement d’entretenir et de partager annya et la confiance… » !  Annya » ! En voilà un mot lancé peut-être à la cantonade, mais qui est à la marche du Maroc ce qu’est un apophtegme est à l’éthique constructive. Le Roi Mohammed VI, dans l’un de ses discours majeurs, ne nous a-t-il pas rappelé à ce devoir exigeant de moralité, à cette digue incorruptible dans l’un de ses derniers discours ? Je ne pouvais m’interdire de faire le lien entre les deux propos, royal d’un côté et citoyen de l’autre.

« Ecriture et lecture sont les deux faces d’un même fait d’histoire… » écrivait Sartre dans son livre majeur, « Qu’es-ce que la littérature ? », Abdelkader Retnani aura incarné ces deux faces de ce métier d’écrire et de penser, auxquelles, incontestablement et mieux que n’importe quel autre il a voué sa vie. Il a élevé ce double postulat au rang d’une mission, curieux de tout, volontaire pour tout publier, encourageant et faisant émerger les talents, jamais négatif ni même hésitant,  toujours partant , souvent – je l’ai vu à plusieurs reprises – prenant sur lui-même, soumis à cette morale du compromis pour satisfaire les exigences des uns et des autres autres…Ici sont des thématiques d’art, là des manuscrits d’anthropologie, là encore des beaux ouvrages du sport marocain – 5000 d’un coup en hommage à l’équipe nationale de football – , des thématiques insoupçonnables , en matière d’histoire, de mémoire, une incroyable moisson de titres, l’histoire d’un long, un si long parcours depuis la création il y a près de quarante ans de la librairie emblématique « Carrefour des livres » qui , tel un syntagme, a fait fleurir les livres, répondu à sa vocation et transformé même la tradition de lecture.

Au pied levé, chaque jour Kader assumait un destin nouveau, hiver comme été, il vivait un agenda différent, comme le combattant nourri d’un rêve inachevé, lancé dans l’apostolat, engagé dans une aventure, faisant sienne cette maxime de « penser contre soi » qui est d’abord le refus du consensualisme, la mise en exergue de sa morale personnelle contre la Doxa, un perpétuel exercice d’autocritique, le tout pour la défense du livre, de la culture, de l’humilité hérissée comme rempart infranchissable…

Nous devons  à Abdelkader tout ce qu’il convient de considérer comme épanouissement du Livre – le beau comme le simple -, son rayonnement national et international, sa diversité, ses richesses, ses mythes, ses symboles et ses couleurs, son ascendance et son impact. Il incarnait la liberté de pensée, le courage altier de résister aux modes – qu’elles quelles fussent -, nous manqueront ses silencieuses et singulières indignations, sa joie de vivre et de partager, son rire et son souffle. Il doutait avant de s’exprimer et quand il le faisait c’était pour nous ramener sur le sol de l’exigence philosophique : « Penser, c’est dire non, Réfléchir c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien » ( Alain) !

A Amina Alaoui, son épouse, Yassine, Mehdi et Brahim ses enfants, nous présentons nos condoléances les plus attristées.

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