Force discrète et engagement d’un patriote, Moubarak Belguellouch

Hassan Alaoui

La disparition de Moubarak Belguellouch Bihi a laissé orpheline une grande famille composée de son épouse, ses enfants et ses proches, certes, mais également la communauté des anciens résistants et combattants de la liberté. L’Homme et le nationaliste qu’il fut portait le secret et l’espoir de plusieurs générations qui l’ont connu et fréquenté.

Il appartenait à cette catégorie de militants de la première heure, compagnon de feu Mohammed V, fidèle des fidèles sous le règne de feu Hassan II et modèle s’il en est pour la génération Mohammed VI. Les dernières années, il les a vécues dans la sérénité, adulé par sa petite famille, ses enfants et son entourage, avec cette conscience du devoir accompli. S’il est en effet un exemple d’homme qui a incarné l’engagement au sens littéral du terme, et son parcours est à lui seul un exemple de trois générations : c’est le jeune nationaliste qui a rejoint le mouvement de lutte de l’indépendance ; le commis de l’Etat loyal et enfin le père de famille qui a élevé ses enfants dans l’idée du patriotisme et de la défense des valeurs intrinsèques.

Né à Tiflet en 1940, dans ce Maroc du milieu et du hinterland agricole, alors que l’empire colonial français rayonnait, Moubarak Belguellouch a été confronté dès son jeune âge à la réalité dure de la vie, à ses obstacles et à l’exigence du combat. Il a vite fait de rejoindre le mouvement nationaliste auquel il appartiendra jusqu’aux dernières minutes avant sa mort. Au mouvement d’indépendance, il se vouera corps et âme, s’investissant totalement au risque de sa vie et de celle de sa famille. Il sera fait prisonnier en 1954 à la prison tristement célèbre de Mont-Fleury à Fès qui regroupait les résistants et militants nationalistes. Il n’avait alors que 14 ans, et déjà portait en lui l’étoffe de héros.

La quasi-totalité des jeunes ignorait beaucoup de cet homme-là, qui était apprécié pour sa discrétion et sa pudeur, au sourire affable et mesuré, mais qui en savait plus sur l’histoire de son pays, les hommes et les femmes qui le dirigent, le tréfonds de la mémoire patriotique… Et qui était aussi d’un humour attendrissant. Sa connaissance des enjeux politiques et des subtilités qui leur sont inhérentes, faisait de lui un érudit, de même que sa curiosité intellectuelle – historien à sa façon, juriste, humaniste, poète même – lui conféraient une stature multidimensionnelle.

Décédé jeune encore, soixante-dix-huit ans –, « Si Moubarak » avait tout donné de sa verve et de son savoir, il avait en effet fait don de sa personne à sa patrie, avec un dévouement total à Mohammed V. A son pays, en étant prisonnier et torturé, parce qu’à la fleur de sa jeunesse, il parcourait les régions du Maroc, procédait aux repérages en allumant des feux dans des champs – sorte de signaux et de sémaphores- pour ouvrir la voie aux « patrons » de la résistance qui se lançaient dans des actions de sabotage de l’ennemi. Des faits d’armes l’avaient également conduit à prendre de gros risques, au point de garder des traces indélébiles sur son corps : à son arrestation en 1954, il eut une main gravement blessée par balle lors d’un affrontement entre résistants et policiers coloniaux, et ces derniers l’avaient menotté à l’endroit même de la blessure, encore fraîche, sans ménagement aucun, tant et si bien qu’il endura le martyre…Mais garda la cicatrice de sa blessure sa vie durant.

De la même manière, au sein de la prison Mont-Fleury où il purgeait sa peine, il avait fait l’objet d’une tentative de meurtre en se faisant jeter du 2ème étage, échappant miraculeusement à la mort, mais gardant de cette tragique agression une blessure à la tête. Les péripéties coloniales étant vécues avec courage et même une certaine adversité, c’est le Roi Mohammed V qui ordonna sa libération en 1956, au lendemain de la Libération du Maroc. Moubarak Belguellouch en tirera les leçons de vie. Il entamera des études au prestigieux lycée Moulay Youssef de Rabat, pépinière des élites de Rabat, de sa région et d’autres villes également.

Là aussi, ce fut un autre combat avec cette particularité chez lui, qu’il avait fait de la prison, tâté pour ainsi dire la lutte anti-coloniale et ne ressemblait nullement aux camarades du lycée. Ce qui signifie que, conscient d’ores et déjà des enjeux politiques et animé par les idéaux de patriotisme, il était ce qu’on appelle au sens sartrien, un « intellectuel engagé » ! Alors est venue entre-temps une opportunité d’intégrer en 1962 le ministère des Affaires étrangères, phare des ministères parce que dirigé par feu Hassan II lui-même avant l’arrivée de Ahmed Balafrej en 1963.

Cela faisait seulement sept ans que le Maroc avait recouvré son indépendance, mais le Département de la diplomatie bouillonnait d’idées et d’initiatives. Jeune cadre de 22 ans, Moubarak Belguellouch vivait et trempait dans cette atmosphère fiévreuse post-indépendante où le Maroc était engagé profondément dans une stratégie de soutiens aux mouvements de libération africains ( Afrique du sud ; Cap Vert ; Mozambique ; Algérie surtout) et de la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), ancêtre de l’Unité africaine (UA). Sur le tas, ex-abrupto, il apprenait les mécanismes subtils d’une diplomatie en construction dans une foulée des indépendances africaines précipitées où le Maroc incarnait un certain leadership.

Moubarak Belguellouch assistera aux moments forts de la décolonisation, de la création de l’OUA et du rôle que le Maroc y joua, de l’indépendance en juillet 1962 de l’Algérie, des premières conférences des pays Non-Alignés, et même, non sans un certain dépit, au déclenchement en octobre 1963 de la confrontation entre le Maroc et l’Algérie, dite « Guerre des sables »…Il suivra avec intérêt ces événements majeurs et prêtera une attention particulière l’évolution du conflit du Sahara, muni d’un esprit pertinent et d’une discrétion à toute épreuve. L’évolution du Maghreb et du monde arabe lui tenait à cœur, et aucun autre diplomate ne peut, en effet, se targuer d’une connaissance aussi approfondie des arcanes de cette partie du monde.

Non content, en effet, de gravir les échelons au ministère des Affaires étrangères, Moubarak Belguellouch s’inscrira parallèlement à l’Ecole nationale d’Administration (ENA), pas décisif qui le conduira, dans le cadre d’un accord franco-marocain sur la formation de l’élite nationale, à une inscription au célèbre vieux bâtiment genre XIXème siècle qui abrite l’ENA française, au 2 Avenue de l’Observatoire au VIème arrondissement de Paris. Là où des générations entières, de Michel Debré à François Hollande en passant par Jacques Chirac, sont issues les prestigieuses promotions de l’Establishment français. La rigueur, l’assiduité, la bonté et l’humilité ont été la marque essentielle de cet homme qui ne s’est jamais départi de sa patiente écoute des autres.

Diplomate chevronné, parce que fin et quelque part aristocratique en son genre, il observait. Ayant passé pas moins de 9 ans à l’ambassade du Maroc à Bonn, dans une Allemagne qui recouvrait difficilement sa réunification, il fut le spectateur privilégié, de la même manière qu’il passa autant, disons le même nombre d’années au Caire, là où résidait un certain…Mohamed Ben Abdelkrim al-Khattabi, exilé. L’anecdote – et ce n’en fut pourtant pas une – voulait qu’au début de sa frétillante carrière au ministère des Affaires étrangères, Moubarak Belguellouch fût chargé de négocier le rapatriement du leader rifain en son pays, le Maroc. Mission périlleuse sans doute, mais il  l’accepta, ne fût-ce que parce qu’il avait cette vertu, que beaucoup n’avaient ou n’ont pas, que le devoir de servir son pays, était placé au plus haut de ses priorités. En vérité, le choix porté sur lui pour cette tâche était justifié par le fait que son père avait combattu aux côtés de Mohamed Ben Abdelkrim al-Khattabi. Il devait prendre en charge ensuite le département des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, cœur des lois et accords transnationaux qu’il maîtrisait, et pour cause !

Du haut de sers 78 ans, Moubarak Belguellouch était conscient du devoir accompli, d’avoir surtout érigé pour lui-même et ses enfants un principe et « une manière de prendre la vie comme impliquant des devoirs envers la vérité ». Il y restera ainsi fidèle jusqu’aux bouts des ongles. Un homme de cœur, un patriote, une grande figure qui nous inspire.

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