Jean Lacouture : un homme, un siècle

FullSizeRender (2)La disparition, vendredi 17 juin au matin, de Jean Lacouture à 94 ans dans son intime Roussillon qu’il aimait de passion et d’amour, ne laisse pas seulement un vide profond au sein de la communauté des journalistes ; elle nous interpelle. Peut-il exister encore des journalistes de sa trempe et de son talent ?

Aussi simple, prosaïque et futile, cette interrogation se justifie de nos jours au regard de l’immense contribution que ce journaliste, au long cours, a apportée à la presse et à l’histoire. « Journaliste » ! Envers et contre tous…Il aimait tant se qualifier ainsi, comme pour prévenir les uns et les autres contre toute autre qualification que l’on serait tenté de lui attribuer ou coller. Or, de la profession de journaliste il avait une idée à la fois noble et plus qu’exigeante. On peut dire que pendant 64 ans d’exercice intense et éblouissant plus d’un d’entre nous , il n’en a pas dérogé une seule seconde, depuis qu’il a commencé sa carrière, en 1947, dans le service du maréchal Leclerc au Vietnam et jusqu’aux rédactions feutrées et successives du « Monde », de « France Soir », du « Nouvel Observateur » ensuite et, à mi chemin d’une carrière fulgurante aux éditions du « Seuil » où, avec sa femme et compagne de route Simonne Lacouture, il fonda la collection « Histoire immédiate ».

Jean Lacouture est né un 9 juin 1921 à Bordeaux,- la même année qu’André Fontaine, ancien directeur du « Monde » –  dans un milieu bourgeois d’obédience catholique sans plus, d’un père médecin et chirurgien de son état et d’une mère occupée, exclusivement, à élever ses enfants. Il accomplira des études normales de lettres et de sciences politiques à Paris, avant de s’engager dans les services du général Leclerc, et d’atterrir, trois ans plus tard, à l’ambassade de France à Rabat où il fut chargé du Service de presse. Ce qu’on appelle de nos jours Service de communication.

C’est à Rabat qu’il a rencontré Simonne Miollan, une journaliste de gauche et militante de la CGT, qui dirigeait le bureau de l’Agence France Presse (AFP). Elle deviendra son épouse, sa collaboratrice et partagera, depuis, avec lui une existence riche en péripéties et au creux d’un métier qui les passionnait tous les deux. « Simonne », engagée dans la lutte anticoloniale constituera« l’œil et les yeux » de Jean Lacouture, elle décédera en 2011. De sa femme, il disait, non sans une bouleversante tendresse : « J’ai eu une veine incroyable dans la vie. Mes voiles ont été bien manœuvrées par Simonne. C’était elle,  mon amiral. »

La carrière de Jean Lacouture, a commencé réellement, à Rabat, auprès du Résident Juin, ensuite auprès du successeur du maréchal, Erick Labonne. Celle-ci a cette particularité d’être marquée au sceau du « journalisme engagé », aussi bien au Maroc, qu’au Vietnam, en Egypte et à Paris. Défenseur de la décolonisation, il était attaché au Roi Mohammed V et au Maroc, au point qu’il lui consacra avec sa femme un grand livre, une sorte de plaidoyer « pro domo » qui décrit un Maroc en plein effervescence et lancé dans la dynamique de développement : « Le Maroc à l’épreuve » , publié aux éditions Le Seuil. C’est au Maroc également qu’il se lia d’une grande et profonde amitié avec Jacques Berque, à l’époque « contrôleur civil dans l’Atlas », sociologue, anthropologue et sommité de l’orientalisme, professeur au Collège de France plus tard….qui n’était pas en odeur de sainteté auprès des autorités coloniales pour la simple raison qu’il dénonça,  vigoureusement, l’exil forcé à Madagascar, imposé en août 1953 au Sultan Mohammed V. De la même manière, il se rapprochera du grand historien de l’Afrique du nord, Charles-André Julien qui, avec d’autres, notamment François Mauriac, constituèrent un Comité de soutien au Souverain exilé et au combat de libération du Maroc…

C’est peu dire que Jean Lacouture demeura intimement mêlé à l’histoire du Royaume. Quand bien même il aurait été forcé dans les années quatre-vingt à ne plus se rendre au Maroc par le Roi Hassan II qui lui en voulait d’avoir critiqué sa politique, à l’époque, il ne s’est jamais départi de son attachement au pays . Il y retournera dans les années quatre-vingt-dix, sera même convié aux célébrations du Cinquantenaire avec Simonne et retrouvera bon nombre de ses anciens amis. Il était déjà fatigué et peinait, mais l’esprit demeurait vif, le regard alerte et cette noblesse que l’on dirait surgie d’une lignée ibérique…

En 1962, il créa avec Simonne Lacouture la célèbre collection de « L’Histoire immédiate » aux éditions du Seuil, qui devint le véritable tremplin à une série de journalistes tentés par l’essai et le grand reportage. Quelques années plus tard, il en confiera la destinée à un bordelais comme lui, notre ami Jean-Claude Guillebaud, grand reporter au « Monde », auteur, essayiste et éditeur. Jean Lacouture , l’œil rivé à la scène du monde, regard panoptique, amoureux de la phrase et des mots, rebelle à l’emberlificotage, a écrit pas moins de 71 ouvrages, d’histoire et de biographies, son répertoire intègre des monumentales biographies de Mohammed V, de Bourguiba, de Sékou Touré, de Nasser, de Léon Blum, de François Mauriac, de Pierre Mendes-France, d’André Malraux, de Charles de Gaulle, de François Mitterand, d’Ignace de Loyola et les Jésuites, de Germaine Tillon, de Champollion, de Montaigne pour ne citer que les plus en vue…

Chef du service du Maghreb, éditorialiste au quotidien « Le Monde », ensuite grand reporter au « Nouvel Observateur », Jean Lacouture avait deux autres passions : la tauromachie et le rugby ! Tant et si bien qu’il était, suprême dérision ou sud-ouest oblige, brillant aussi bien en tant que journaliste sportif que politique. Un journaliste qui tenait à rendre des comptes, contrairement à d’autres et lorsqu’il se trompait, il faisait son « mea culpa », comme sur le Cambodge , son pays adulé…Je le vois encore dans son appartement à « Alésia » comme il disait, cherchant un document rarissime sur le Maroc, me parlant d’un autre ami, Vincent Monteil, m’illuminant de sa modestie qui se dégageait comme une force de la nature…

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