Le Sanctum santorium d’Abdallah Chaqroun, regard d’un Sage

Par Hassan Alaoui

Il y a comme une prétention voire une arrogance à tenter l’exercice périlleux consistant à résumer en un article, si brillant fût-il, la vie de feu Abdallah Chaqroun. Lui si grand et humble, dont on ne cessera jamais d’associer le patronyme à une légende jupitérienne, cultivait et portait la modestie comme le mât d’un bateau, inventant la radio, et la pédagogie de celle-ci, l’écriture dramatique et sa sémantique, cette irascible détermination à élever l’art de la parole et de la didactique au niveau des populations simples et ordinaires. Tant de choses et autres signes caractérisent ce personnage haut en couleurs et fort en symboles. Il a été au coeur de la libération de la parole, au lendemain de l’indépendance du Maroc, à un moment où il fallait inventer sur les débris de la décolonisation politique une culture marocaine du langage radiophonique, enraciné dans la tradition, inventif, populaire et pédagogique.

Aux portes croisées de l’histoire et de la littérature, Abdallah Chaqroun, était comparé à juste titre à un « géant », mieux : à un « monstre sacré » de la radio et de la télévision. Il était une sorte de visionnaire qui happait l’écoute et l’attention voire même les coeurs des auditeurs rivés à leur poste de radio pour « voyager » avec lui, arpenter l’histoire et la mémoire, s’inscrire enfin dans la durée. Visionnaire ? Abdallah Chaqroun le fut à plus d’un titre, car il a compris la puissance de la radio et de la télévision qui deviendront, au fil du temps, le vecteur incontournable de la communication et réduiront les distances dans ce Maroc, en cette époque, si vaste et engagé dans la construction et l’édification de chantiers et d’infrastructures. L’édification nationale imposait son nécessaire pendant culturel, et feu Abdallah Chaqroun, tout à son dynamisme, non seulement incarnait le jeune intellectuel polysémique, mobilisé sur plusieurs fronts, mais forçait le destin d’un espace d’autant plus vide – disons vidé par le pouvoir colonial – qu’il fallait aux nationalistes l’inventer ou le réinventer. Ce fut entre autres, mais surtout lui qui réanima le désir du peuple marocain à se réapproprier son patrimoine culturel, théâtral s’entend. Ce fut lui encore qui mit l’inventaire poétique à la portée des dizaines de milliers d’auditeurs, happés par sa voix de stentor, figés, l’oreille tendue, à l’écoute des paroles de l’oracle qui, tantôt avec gravité, tantôt avec humour, réconciliait les Marocains avec leur passé et leur mémoire.

Il avait tout lu sur le théâtre, la littérature, la poésie, en arabe comme en français, tout saisi des bruissements et des mouvements politiques, tout saisi également des ressorts de l’environnement social et ses complexité dont il tirait – non sans une philosophie interrogative – la substance de quelques-unes de ses magistrales oeuvres. A sa manière, il intervenait sur le champ de la politique par la culture et le théâtre. C’est peu dire que feu Abdallah Chaqroun avait imposé son nom et sa pédagogie : il nourrissait l’imaginaire d’un peuple, affranchi des carcans et découvrant les réjouissances de la liberté. D’emblée sa parole était saisissante. Les émissions radiophoniques très prisées – des feuilletons assidument suivis – constituaient alors le rendez-vous butoir que chacun de nos parents et nous-mêmes ne rations jamais. En lui, se reconnaissait une communauté entière, elle-même en irascible quête, sans doute, d’un destin, je dirais d’une identité ! Car il avait les mots et la tendresse du langage idoine pour la convaincre et la séduire. Il pouvait, ces dernières années, paraître comme le philosophe désabusé

Ce natif de Salé en 1926, a traversé le siècle comme un thaumaturge, la science de la communication déjà entre les mains, comme un dictionnaire héraldique pour nous donner à voir, à écouter, nous émerveiller dans un temps où la courtoisie et l’honneur avaient un nom. Salé, ville mythique à laquelle il est demeuré attaché, quand bien même Rabat, sa jumelle, lui aurait offert le théâtre d’action, sa terre d’élection professionnelle. Une allure sportive, athlétique même, un beau visage, bien tracé aux traits méditerranéens, relevant d’un Vittorio Gassman, les traits qu’il gardera jusqu’à ses derniers jours, l’élégance dans une démarche à la limite de la nonchalance, la pudeur qui fut l’un des traits dominants de sa personnalité, une sobre urbanité qui confine à l’humilité, la curiosité vorace des choses du monde et l’amour passionné pour sa famille. Un charisme à toute épreuve dont, à chaque rencontre, nous éprouvions la puissance qui force le respect et l’admiration.

 Je le vois encore, voisin de palier à l’établissement hôtelier lors du Festival Gnaouas d’Essaouira- Mogador qu’il n’a jamais raté une seule fois, depuis vingt ans, marcher avec la dignité seigneuriale, quelque peu courbé, portant l’âge de l’histoire du Maroc, en revanche ployé comme un chêne dans l’épreuve du temps, inébranlable dans ses convictions, mélange de tranquillité et de dynamisme, une alchimie, l’illustration parfaite de cet oxymore : la force et la douceur. Voici donc l’homme dont la vocation oracleuse a tant façonné nos âmes qui n’en démord pas de découvrir et d’aimer la vie et le monde, furtif et vigile face aux changements, appréhendés par lui avec sagacité. S’il est un personnage qui lui est comparable, on citerait volontiers Jean d’Ormesson, son aîné de quelques mois seulement et tout comme lui décédé il y a quelques semaines.

 Les deux hommes partageaient la même passion des mots, de la poésie, du journalisme, de la rhétorique et de la philosophie. Abdallah Chaqroun est aussi le modèle de générations entières, l’éclaireur des consciences qui a dû tout inventer de zéro et n’a pas eu le privilège d’évoluer dans le confort douillet, il s’est battu et imposé pour inventer une programmation adéquate aux exigences d’une époque qui n’en était encore qu’aux balbutiements initiaux – à la limite d’une téméraire aventure – de la radio et de la télévision. L’époque des premiers pas de ces deux vecteurs était marquée au sceau de l’inventivité et de l’imagination. Or, à l’instar d’un Don Quichotte, feu Abdallah Chaqroun partait à la conquête du monde avec la conviction chevillée au corps qu’un théâtre – celui des estrades comme celui de la vie – c’est d’abord le monumental travail de la parole et du langage qui le servent.

Gentleman ? Mieux : un aristocrate qui se distinguait et nous laissait admiratifs et plus qu’attentifs. Une parole si rare et mesurée, exquise en définitive. Notamment, quand, flanqué de son épouse – la magnifique Amina Rachid – ils arrivaient dans les diverses cérémonies officielles, ou ordinaires, formant le plus envieux couple d’artistes, complémentaires, complices à coup sûr, communicatifs d’une joyeuse ouverture sur les gens et le monde, transformant leur modèle en une iconique image de bonheur voire d’un mythe. Amina Rachid reste non seulement la compagne de la longue route, mais l’alter égo de feu Abdallah Chaqroun, le miroir en singulier d’un grand homme que la diversité des talents a rendu multiple et pluriel. Ils ont partagé, tout au long d’une vie ayant coulé comme un fleuve tranquille, les débuts, les premières joies, bien évidemment les probables difficultés qui en furent inhérentes et les succès qui marqueront une carrière si prestigieuse qu’elle n’a pas son équivalent.

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p style= »text-align: justify; »>Au coeur de ce parcours, il y a la tendresse qui est le ressort du travail mené par un homme en totale et parfaite symbiose avec son temps, son époque, sa communauté de travail et sa famille. Homme d’écriture au long cours, il est à notre vie culturelle ce que le héraut d’une époque en plein questionnement est à l’humanité : un Sage dont nous ne cesserons de mesurer à la fois le poids historique, la portée de l’oeuvre au puissant accent pédagogique et patriotique, à l’aune d’une seule exigence : la foi !

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