Libye : tous les scénarios, y compris les pires, sont possibles

Entretien avec le Colonel Hassan Saoud

 Propos recueillis par Hassan Alaoui

 MAROC DIPLOMATIQUE : Quel est l’état des lieux actuel en Libye ?

HS : Pour l’histoire, il est utile de rappeler que nous continuons à assister malheureusement aux conséquences de l’opération Harmatan de triste mémoire. Une coalition franco-britannique soutenue par l’OTAN et légitimée par une résolution onusienne dans le cadre de la « responsabilité de protéger les populations ». Le cadre tracé (dont la stabilisation) a été enfreint et le pays livré à la merci d’un pouvoir bipolaire Est-Ouest et aux milices armées qui ont plongé le pays dans un chaos qui continue de nos jours.

En avril 2019, le commandant de l’Armée nationale libyenne, sur instigation de ses soutiens, surestimant ses capacités guerrières et surtout assuré à tort d’une allégeance de tribus et milices en Tripolitaine s’était lancé à la conquête de la capitale. Cette offensive censée être une promenade de santé s’est confrontée à une résistance acharnée des contingents du Gouvernement d’entente nationale. Le tournant est l’entrée en lice de la Turquie à la faveur de la signature d’un accord de délimitation des frontières maritimes dont le but est de procéder à l’exploration et à l’exploitation des riches gazières en méditerranée orientale. Cet accord est doublé d’un autre, de défense et de sécurité, occasion pour le leader turc de renforcer sa présence par l’envoi de mercenaires syriens encadrés et de matériel de guerre divers malgré l’embargo décrété par l’ONU. Ainsi le rapport de force a été rapidement renversé pour voir l’étau se desserrer sur la Tripolitaine. S’en est suivi une contre-offensive qui a facilité la reconquête de Gharyane, Somran, Sabratha, Al Ajailat, Al Jmeil, Abou Grein et la grande base stratégique d’Al Watiya. Les contingents de Tripoli sont actuellement aux portes de Syrte et Al Juffra où se sont repliés les contingents de l’ANL et les mercenaires russes de Wagner proche du Kremlin. Ces deux villes, verrous stratégiques d’accès aux richesses pétrolières libyennes, sont défendues par les hommes de Haftar et les tribus affidées. Nous assistons à un tournant décisif de ce conflit susceptible d’engendrer un embrasement en cas d’escalade incontrôlée eu égard à la détermination des protagonistes locaux et leurs soutiens.

MD : Quels enjeux représente la Libye ?

 HS : Incontestablement ce pays représente un enjeu géopolitique, géostratégique majeur compte tenu de sa position géographique : voisin de l’Égypte, de l’Algérie, de la Tunisie, du Soudan et du Tchad. Cette position aiguise l’appétit des grandes puissances en recherche d’ancrage en Méditerranée (Russie), de contrôle de l’espace sahélien (France) ou d’extension d’influence (Turquie). Elle représente un enjeu économique certain pour ses richesses gazières et pétrolières importantes (2,5 millions barils/jour) et aussi un enjeu idéologico-religieux dont des puissances régionales affichent la ferme volonté d’installer un système islamiste affidé (Turquie, Qatar). Toutes ces ingérences étrangères voudraient leur part dans l’éventualité d’une reconstruction post-conflit.

 QMD : uels sont les acteurs majeurs dans ce conflit ?

 HS : Ce conflit fratricide et intra-étatique s’est peu à peu internationalisé par l’appel des protagonistes à des puissances régionales et internationales en recherche d’opportunités géopolitiques, stratégiques et économiques. C’est ainsi que se sont constituées des coalitions aux intérêts divergents dont la Turquie, le Qatar pour le GNA, et la Russie, l’Égypte, les Émirats arabes unis ; l’Arabie saoudite. La France affiche une ambigüité stratégique par la reconnaissance du GNA et le soutien à Haftar et se trouve en perte de crédibilité pour peser dans ce conflit. Les USA qui, tout en louant le rôle de Haftar dans la lutte contre le terrorisme et dans la sécurité des installations pétrolières, s’inquiètent de la présence accrue de la Russie dans ce pays.

En Libye nous assistons à la présence de pays étrangers aux enjeux divergents, et dont la détermination des uns et des autres augure d’une possible escalade incontrôlée. Les principaux sont la Turquie, la Russie et l’Égypte. La Turquie est le pays le plus engagé militairement et politiquement dans ce conflit et, me semble-t-il, qui a le plus à perdre ou à gagner dans la mesure où les enjeux économiques, géopolitiques et confessionnels sont imbriqués. Il lorgne les richesses gazières, en méditerranée orientale, et pétrolières de la Cyrénaïque indispensables à son économie émergente importatrice d’énergie. Les velléités hégémoniques d’Erdogan sont un secret de polichinelle dans la mesure où l’enjeu serait une extension d’influence dans la région MENA et vers le Sahel. L’ambition confessionnelle est présente dans la stratégie turque puisque se considérant leader incontesté des Frères Musulmans, il espère raffermir sa position en Afrique du Nord via les relais politico-religieux implantés. Ainsi, le continuum AKP en Turquie, le Parti justice et construction en Libye, les Frères musulmans en Égypte, Annahda en Tunisie, le Front justice et Développement en Algérie, le Parti justice et Développement au Maroc et enfin le Rassemblement National pour la Réforme et le Développement en Mauritanie est un axe qu’il envisagerait de coordonner et dont le Qatar joue le rôle de bras financier. L’Égypte qui a une frontière de 1.115 km est aussi acteur de ce conflit et considère la situation dans ce pays voisin comme une question « de sécurité nationale ». Pour le Président Sissi, une présence frériste à sa frontière est totalement exclue et la cyrénaïque doit être un espace tampon pour isoler les frères musulmans et la Turquie qui les soutient et dont le but est de les réinstaller en Égypte et donc constitue une question existentielle pour le régime.

Le dirigeant égyptien brandit la carotte en proposant « la déclaration du Caire », et le bâton en invitant les troupes installées à la frontière d’être « prêtes à intervenir à l’intérieur ou à l’extérieur du pays ».

Les enjeux pour la Russie, autre pays aux intérêts, sont plutôt géopolitiques et économiques notamment afin de se réimplanter en Méditerranée. Une base en Libye est de nature à lui redonner un contrôle de la méditerranée orientale et méridionale par le biais du repositionnement dans l’axe maritime Syrie-Libye-Algérie stratégiquement vital pour la Russie. La recherche d’un dividende économique dans une phase de reconstruction post- conflit n’est pas absente dans l’arrière-pensée russe.

L’ONU n’arrive malheureusement pas à peser véritablement dans le dialogue inter-libyen. Les séquences de Skhirat, Paris (La Celle-Saint-Cloud), Moscou et Berlin sont restées sans suite par la faiblesse de cette institution qui en l’espèce est à son sixième envoyé spécial consommé, et dont le remplacement est toujours attendu. Aussi cette instance s’est avérée incapable de faire appliquer les résolutions relatives à l’embargo sur les armes à destination de la Libye ni d’en dénoncer les transgresseurs, dont des membres permanents. Quant à l’Union Arabe, son rôle relève plus d’une présence en observateur que comme acteur effectif tant le dossier lui échappe irréversiblement depuis 2011. L’OTAN, quant à elle, est embarrassée par la crise entre deux membres importants, elle ne peut dénoncer l’indocilité turque seul pays musulman et maillon important de l’organisation, ni apporter son soutien à un pays européen frustré par cette absence d’arbitrage.

 MD : Quels sont les scénarios futurs plausibles ?

 HS : Le théâtre des combats s’est déplacé vers la cyrénaïque ou Syrte et Al Juffra représente un challenge majeur pour l’accès au croissant pétrolier libyen. La conquête de ces deux villes stratégiques est une ligne rouge pour l’Égypte et la Russie, alors que dans l’euphorie de la victoire le GNA en fait une question d’intégrité territoriale à achever et une nécessité de libérer les installations et booster une économie exsangue. Tous les ingrédients pour une confrontation entre les belligérants sont réunis pour :

– Une confrontation directe entre l’Égypte et son allié l’ANL et la Turquie et les contingents du GNA n’est pas à écarter tant les positions des belligérants sont inconciliables avec un jusqu’auboutisme turc évident.

– L’éventualité d’un « conflit dans le conflit » entre la Russie et la Turquie est probable.

– Dans une escalade incontrôlée, une guerre navale en méditerranée est un scénario plausible dont les conséquences sur la sécurité dans cet espace seraient préjudiciables.

– Une entente entre les ingérents étrangers pourrait aboutir à une partition du pays.

– La présence de nombreux mercenaires ex-miliciens syriens radicalisés présente un risque de leur éparpillement au Maghreb et au Sahel aux fins de déstabilisation.

– Dans un sursaut de sagesse et une intervention énergique de la communauté internationale, la réinstauration du dialogue libyen inclusif comme seule solution efficiente.

– La prolifération des entités terroristes et leur exportation à la faveur du chaos endémique est un scénario très probable auquel il faudrait s’attendre.

 MD : Quelles seraient les répercussions éventuelles en cas d’escalade du conflit libyen ?

 HS :  À mon humble avis, l’embrasement de ce conflit (qu’à Dieu ne plaise) serait une catastrophe pour la Libye et aura des dégâts collatéraux sur l’Afrique du Nord, la Zone sahélo-saharienne et l’espace méditerranéen. La Libye, dont l’unité était artificiellement entretenue par le régime précédent sera davantage fracturée. Les leaders tribaux devenus durant ce conflit fratricide des seigneurs de la guerre et des trafiquants d’armes seraient tentés de régler des comptes entre leurs tribus accentuant le chaos ambiant. L’Afrique du Nord ne sera pas à l’abri du trafic des armes et à l’infiltration d’éléments radicalisés en provenance des lieux de conflit. L’espace sahélo-saharien aux frontières poreuses et aux systèmes sécuritaires fragiles et vulnérables sera, comme par le passé, le réceptacle naturel du terrorisme islamiste. Sans oublier que le risque de perturbation de l’approvisionnement énergétique mondial n’est pas non plus à écarter.

 MD : Comment voyez-vous l’avenir des acteurs locaux ?

 HS : Je pense que lorsque le dialogue est au point mort et que l’on n’entrevoit pas le bout du tunnel à cause des positions inconciliables des protagonistes, le changement au sein des structures dirigeantes serait une voie susceptible de rebattre les cartes. Le chef de l’ANL en commettant l’erreur stratégique de conquête de Tripoli est le grand perdant dans ce conflit. Au regard de son âge, de l’échec cuisant de ses troupes et du blocage du dialogue dont il est l’origine, il relève du consommé et reste plutôt proche de la porte de sortie. Aguila Salah, Président de la chambre des représentants, est considéré comme un interlocuteur crédible et pourrait être mis en avant dans un dialogue avec le GNA qui le préférerait au Maréchal.

Au sein du GNA, d’aucuns reprochent sans ambages à Sarraj son débordement par les milices armées et les chefs de tribus sur lesquels il n’a jamais eu d’ascendant et qui se livrent impunément à des exactions, des trafics d’armes et d’êtres humains et à un enrichissement illicite à la faveur du conflit. Le renouvellement de l’élite dirigeante (sauf refus turc) serait de nature à relancer le dialogue politique, seule alternative de règlement de cette guerre fratricide. Je crois enfin que la vérité de ce conflit se trouve dans ce discours de l’envoyé spécial démissionnaire dans lequel il distille courageusement « Il y a des acteurs sans scrupules à l’intérieur et à l’extérieur de la Libye, qui saluent cyniquement les efforts pour promouvoir la paix et affirment pieusement leur soutien à l’ONU. Pendant ce temps, ils continuent de redoubler d’efforts pour trouver une solution militaire, augmentant le risque d’un conflit de grande ampleur, et davantage de souffrance pour la population libyenne, davantage de réfugiés et de création d’un vide sécuritaire ». C’est on ne peut plus clair.

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