Ma vie avec Abdallah Stouky

Par Hassan Alaoui

Dans la douleur, au pas de charge et dans une fébrilité, j’écris ce texte après avoir appris le décès de mon grand ami, si j’ose dire de mon maître, Abdallah Stouky, décédé à Rabat ce mardi 12 juillet à l’âge de 76 ans .

J’ai la prétention – si gravissime et intolérable – d’affirmer ici que j’étais l’un des plus liés de tous à ce grand homme. Nous étions si proches à un moment de notre vie que pas même un papier à cigarette, comme on dit, ne nous séparait.

A la vie, à la mort. « Azizi » ! Ainsi l’appelait-on couramment, et toutes et tous ceux qui avaient la chance d’être ses intimes, usaient naturellement de ce privilège, hérité de la très lointaine fréquentation assidue d’un compagnonnage avec Saïd Seddiki, l’une des plus brillantes plume, son frère Taieb , homme de théâtre et stentor de tous les temps, Si Mohamed Berrada et autres amis nombreux que je ne pourrais citer…J’ai connu Abdallah en 1973, à mon arrivée de Paris pour la première fois à Casablanca, alors que j’effectuais un « stage » au quotidien « Maroc Soir ». Je l’ai connu en même temps que Mohamed Berrada, alors directeur commercial à Sochepresse, fondateur ensuite du premier groupe de distribution, Sapress, qui est jusqu’à son dernier souffle demeuré son plus proche, son soutien précieux ami.

Les années soixante-dix étaient marquées par une ambiance mitigée, le Maroc sortant d’une situation ambigüe, mais la presse, incarnée par des personnalités comme Abdallah Stouky, entre autres, donnait l’exemple d’un engagement professionnel qui s’apparentait au militantisme. « Maghreb informations », « Al Mouharrir », « Al Bayane »,« Al ‘Alam », « L’Opinion », « Maroc Soir », « Le Matin » pour ne citer que ces titres qui ont fleuri à cette époque avec une dimension de « renouveau » exigeant. Abdallah Stouky était de toutes ces batailles, journaliste brillant, dans le sillage des grands ténors, un balzacien au ton cynique mais maître des céans de la profession.

Notre amitié est née de cette exigence intellectuelle et de l’amour du mot et de la stylistique. J’avais immédiatement ressenti au plus profond de moi la dimension de cette exception qui atteignait au sublime, et qui me rappelait déjà un maître auquel je vouais la plus intense admiration : Hubert Beuve-Méry ! Je le lui disais au demeurant. La feuille blanche collée sur la table, la plume à l’encre noire, le respect des marges et l’inclinaison des mots me fascinait. Lorsque, plus tard, il m’envoyait le texte manuscrit de ses éditoriaux, m’intimant courtoisement l’ordre de les lire et, suprême hommage me confondant, de les « corriger » avant leur « composition au marbre » et leur montage pour l’impression, je ressentais à la fois comme le lourd hommage et la haute responsabilité.

Abdallah m’avait introduit dans son intimité et, avec des amis comme Tayeb Seddiki entre autres, nous nous trouvions chez Jeanine – haut personnage et symbole de convivialité- dans l’un des plus prestigieux appartements de l’Avenue de la Résistance ( Al Mouqawama) à Casablanca, aux contours mauresques, marbre des glorieuses heures coloniales, escaliers des années Vingt, ambiance de partage, langue et rhétorique feutrée…

Abdallah est devenu en 1975 le directeur de Cabinet de Taieb Benhima qui, après avoir quitté le ministère des Affaires étrangères et livré un cours de pédagogie à Bouteflika sur les travées des Nations unies pendant quelques années, a été nommé ministre de l’Information par le Roi Hassan II. A ce poste, le sémillant Abdallah, âgé à peine de la trentaine, incarnait la virtuosité, la parole exquise, une élégance physique et morale que rien ne changeait au gentleman que l’accent marrakchi à peine subodoré pouvait trahir. Entre dandy et personnage dantesque, l’intellectuel à la Gramsci dévoilait sa tendre force. Lecteur infatigable, insatiable, bilingue amoureux du livre, Abdallah Stouky nous livrait un humour sarcastique, parfois mélange de bonté et de cruauté même pour ceux qu’il ne « gobait », disait-il…

En 1979 j’ai fondé avec Abdallah le quotidien francophone « Almaghrib », organe du Rassemblement national des Indépendants (RNI). En face, il a crée en même temps avec mon défunt ami Mohamed al-Achhab le quotidien « Al Mithaq al-watani ». A trois nous présidions aux destinées de la presse montante de ce parti qui incarnait le libéralisme et auquel, bon an mal an, nous voulions imprimer une dimension social-libérale. Abdelkader Chabih et Mohamed Bahi, Hassan Rachidi aujourd’hui à Qatar, s’étaient joints à cette belle équipée au talent redoutable, au professionnalisme exigeant.

Abdallah était le Directeur d’al-Maghrib , et moi le Rédacteur en chef. Il n’a pas pipé mot quand, dans mon élan enthousiaste , je lui ai dessiné et soumis le projet de maquette qui ne pouvait être autre qu’une copie – disons pour être franc une pale copie – du quotidien « Le Monde », mon journal de référence et pour cause, avec un éditorial sur une colonne de haut en bas à gauche , en première page, ce qu’on appelle dans notre jargon une « chandelle » et la manchette ( Titre de Une) qui vient sous le bandeau ( nom de la publication). Il a pour ainsi dire acquiescé sans dire mot, et nous nous sommes lancés dans cette aventure exaltante à laquelle participeront des journalistes prestigieux comme Saïd Seddiki, Hami Hassan, Mohamed Benaissa devenu ministre, Farida Moha, Arsalane Kébir, Boudali Stitou, Ahmed Saoud, Ahmed Chater, Abdelghani Dades, Bouchaib Zaanouni, Bouchra Harastani, Najib Refaif et plus tard Mustapha Iznasni, Narjiss Reghaye, le talentueux Salim El Jay et Bahia Amrani.

Abdallah et moi, nous nous relayons pour que chaque jour que Dieu faisait, un éditorial consacré à un sujet d’actualité nationale et internationale tombât. Le ton, le style, l’audace aussi tranchaient avec les autres titres, à telle enseigne que chaque jour, avant le bouclage, le correspondant du « Monde », Louis Gravier, faisait de le tour de l’imprimerie, se rendait directement au « marbre » pour prendre connaissance de la première page et lire l’éditorial du jour. Nous en concevions une joie maligne… Une vie de partage, une communauté de travail, une famille quoi !

Abdallah Stouky est resté mon grand ami, intime même. Nous avons partagé beaucoup et jusqu’à ces derniers mois, quand sa maladie cruelle a rongé son corps sans dissiper son âme et sa lucidité, quand au creux de sa solitude il mettait devant lui le miroir de sa vie et le long parcours par lui traversé, Abdallah, mon cher Abdallah a mesuré la vanité de l’existence. Sa plume est trempée dans une cruelle incomplaisance à contre-courant des finauderies, celle du Prince à la manière d’Albert Londres. Je lui ai suggéré à plusieurs reprises, avec insistance, d’écrire ses Mémoires, il a tout simplement écarté une telle hypothèse avec superbe. Je le vois avec son vieux cartable de cuir bordeaux fripé, le traînant, le trimballant , basculé, dandinant mais jamais abandonnant cette vie et son poids qu’il porte avec fierté comme le mât d’un voilier…

Ses amis, nombreux, multiples et très proches comme Mohamed Berrada, Samir Chammâa, d’autres qui lui vouaient une tendre amitié comme Nabil Benabdallah, Abdelkader Retnani, André Azoulay, Abdou Mouqit, Khalil Hachimi Idrissi, Abdeljalil Lahjomri, Bahia Amrani , ses frères et neveux , sa famille enfin sont plongés dans la tristesse la plus profonde. Les témoignages sont nombreux pour lui exprimer un hommage exceptionnel.

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