Réenchanter l’évaluation : Vers une approche citoyenne et éducative

Par Farid El Massioui*

Au moment où l’Agence Nationale d’Évaluation et d’Assurance Qualité de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (ANEAQ) est en passe de renouveler son directeur, il paraissait utile d’évoquer un aspect de l’évaluation souvent négligé. Il s’agit de l’aspect psychologique.

Pour rappel, l’ANEAQ est l’institution qui a la charge d’évaluer l’enseignement supérieur et la recherche au niveau de l’ensemble du pays. Cela concerne grosso modo la validation de l’offre d’enseignement, sa mise en oeuvre et toute la problématique de la diplômation et la cohérence avec ce qui se fait dans le reste du monde. Il en est de même pour ce qui est de la recherche financée sur le budget public. Il s’agit là d’une tâche lourde et importante pour le pays. L’Agence peut également avoir à évaluer l’activité de certaines institutions nationales voire internationales dans le cadre d’accords internationaux.

Nature de l’évaluation

L’évaluation est le processus par lequel une activité, un travail, une formation ou toute autre réalisation ou accomplissement est examiné afin d’en vérifier la pertinence et l’efficacité. Il s’agit d’évaluer le résultat d’un travail accompli par une ou par plusieurs personnes. C’est la responsabilité de la (ou des) personne(s) qui est ainsi mise en jeu. La pertinence et l’efficacité peuvent être déclarées réelles si les objectifs initialement fixés ont été totalement ou partiellement atteints. Par objectifs, on peut entendre : le respect des délais annoncés, le respect du budget présenté, le respect des conditions de réalisation énoncées, l’obtention de résultats de recherche envisagés et l’atteinte d’un certain niveau de performances, dans le cas d’acquisition de compétences nouvelles.

Plus concrètement, évaluer revient à constater et à déclarer qu’une ou plusieurs promesses ont été tenues. Cela permet, la plupart du temps, de renouveler la confiance, d’octroyer des financements ou de reconduire une personne dans ses responsabilités, voire de la promouvoir. L’enjeu est, par conséquent, non négligeable. Le souci d’objectivité impose parfois l’anonymat des évaluateurs et l’absence des personnes évaluées lors de l’exercice. L’évaluation peut se faire aussi sur document seulement. Ce climat génère, comme effet pervers,  une part non négligeable d’implicite et beaucoup de non-dits.

Si, logiquement, le but est de vérifier la tenue des promesses, il s’avère qu’à cause justement du cérémonial qui entoure le processus de cette vérification, l’évaluation est souvent attendue comme une sanction, voire comme un couperet. L’importance de l’enjeu peut en être biaisée. C’est ainsi que le résultat d’une évaluation, assimilé dans l’imaginaire collectif à un examen, tombe comme un verdict et prend la couleur d’un jugement. Cela explique la part émotionnelle liée au stress et à l’appréhension qui domine pendant les périodes d’évaluation. Cela traduit au moins deux aspects : un certain traumatisme lié à l’évaluation connu dans les années de formation ou le sentiment que l’on est en deçà des attentes. Dans les deux cas, il s’agit d’une traduction émotionnelle d’une réalité cognitive.

Dans le monde économique, les choses peuvent être plus simples, en apparence en tout cas. La loi du marché fait que les résultats devancent ceux des bilans comptables, voire des audits financiers. Dans le cas d’un groupe, une structure ou une institution, l’évaluation porte sur un résultat collectif. C’est la performance de chacun qui détermine pourtant la réussite collective. L’exemple le plus parlant est celui d’une équipe sportive. La faiblesse ou la défaillance d’un joueur peut compromettre l’avenir de l’équipe et, par voie de conséquence, celui de chaque membre de l’équipe.

Contours et prérogatives

l’Agence, dans son format actuel, a des missions précises et un champ d’action déterminé. Son activité s’inscrit dans un processus d’exercice de la bonne gouvernance. Son rôle est de garantir un certain niveau d’exigence dans les formations notamment et dans la production scientifique. Elle a, par ailleurs, autorité pour évaluer l’activité d’autres institutions de la vie publique. Ces missions sont fondamentales et l’existence d’une telle institution marque par sa simple existence, le niveau d’avancement du pays dans la vie démocratique.

L’évaluation revisitée

À cette participation dans la gouvernance de la vie publique, il conviendrait qu’à l’occasion du renouvellement de sa direction, l’agence puisse repenser la mission de l’évaluation dans sa nature et dans ses contours. Elle pourrait élargir ses prérogatives à une mission de la plus haute importance pour la nation. Il s’agit d’une mission  citoyenne adossée à une mission éducative, basée elle-même sur une mission pédagogique. De par l’exercice de ses missions structurelles, le rôle citoyen est exercé de facto. Mais l’agence gagnerait cependant à franchir le seuil des initiés afin d’accroître sa visibilité vis-à-vis du grand public. Elle pourrait ainsi initier ce même grand public à l’évaluation. Cette orientation est une inflexion de nature à élever le niveau des compétences des forces vives du pays, ce qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions socio-économiques fort précieuses.

La mission pédagogique

L’action pédagogique consiste à sensibiliser via des journées, des ateliers et/ou des programmes spécifiques les citoyens, et ce, dès le plus jeune âge, c’est-à-dire dès l’école à l’évaluation et à ses « bienfaits ». Il s’agit de dédramatiser les contrôles, les examens et tout passage de nature à circonscrire les compétences acquises et déterminer des profils de performances. Il faut inculquer aux apprenants le réflexe de s’évaluer pour mieux évoluer. Cela nécessitera certainement des ajustements dans les programmes et dans les méthodes pédagogiques.

Ce passage reste néanmoins un passage obligé pour ancrer en chaque individu l’envie de progresser et de gagner en efficacité. L’enseignant occupera son rôle du 21ème siècle, à savoir celui d’un guide qui accompagne, qui lève les obstacles et ouvre des voies. Un travail progressif sera probablement nécessaire pour réussir cette étape et surtout pour faire accepter l’évaluation non pas comme une sanction, mais comme un passage vers une meilleure acception du progrès.

La mission éducative

La mission éducative se confond quelque peu avec l’action pédagogique. Elle permet d’assurer la continuité et de garantir la pérennité des stratégies d’adaptation nécessaires afin de maintenir le niveau de confiance de l’individu en ses compétences et de renforcer son estime de soi. Apprendre dans le plaisir, sans frustration, est la clé du succès. C’est une véritable évolution voire une révolution culturelle. Cette évolution n’est possible que si elle est conduite en concertation et en confiance. S’agissant d’un avenir commun et de l’avenir de la nation de surcroit, l’enjeu de cette mission est fondamental.

La mission  citoyenne

Au risque d’être redondant, l’étape ultime, qui reste la finalité des étapes précédentes, est celle où chaque citoyen comprendra que plus il avance, plus il fera avancer le pays. C’est cette prise de conscience qui permet de réaliser que l’évaluation doit mener vers une meilleure qualité de ses acquis et que cette qualité permet de gagner en efficacité. Le défi consiste donc à semer l’esprit de l’évaluation à tous les niveaux et dans tous les domaines. L’esprit de l’évaluation doit devenir à la fois une valeur individuelle et collective.

Pour un pays qui est à un tournant crucial de son développement, l’évaluation s’impose comme une nécessité, voire comme une urgence. C’est en cela que l’Agence jouera pleinement sa mission citoyenne. La population adhérera aisément au projet quand elle réalisera que l’évaluation est devenue une exigence du monde d’aujourd’hui. Elle doit toucher tous les secteurs de la vie : l’enseignement, la recherche scientifique, l’administration, l’hôpital, les transports et tout l’espace public. Il n’y a que l’évaluation, saine et objective, qui permet de faire évoluer les choses et changer le quotidien des citoyens. C’est la raison pour laquelle il faut inculquer la valeur d’amélioration et l’envie du changement.

On peut certes redouter l’évaluation, mais on ne doit jamais en avoir peur. Son but premier et de corriger nos erreurs, combler nos lacunes et nous permettre au final de nous améliorer. La compréhension de cette dimension de l’évaluation aurait des répercussions significatives au niveau de l’estime de soi et de la confiance en soi comme aux autres. Pour cela, les personnes évaluées doivent savoir par qui et comment elles sont évaluées. Une évaluation objective doit être reconnue, admise et acceptée. En l’absence de transparence et de critères établis à l’avance, on tombe dans la stratégie et la politique d’ajustement.

*Professeur émérite de psychologie, Université de Paris 8

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