Abdelhadi Tazi ou quand le temps sauvegarde la trace des Grands hommes

Rendre hommage à un grand homme de la trempe de feu Abdelhadi Tazi n’est pas chose aisée puisqu’il faudrait plusieurs volumes pour raconter un parcours si riche de quelqu’un qui a atteint un grand âge, en pleine faculté de son esprit, dans la reconnaissance et la gloire. Lors de la cérémonie d’ouverture du Salon Référence de la Pharmacie Sud-Méditerranéenne Officine Expo 2014, feu Abdelhadi Tazi commence son discours en en parlant justement «Un homme qui a atteint l’âge de 94 ans et qui trouve encore devant lui un beau public qui l’écoute avec intérêt, n’est-ce pas un grand destin, beaucoup de chance et une bénédiction de Dieu ?»

Son don oratoire confirmé faisait que l’assistance demeurait suspendue à ses paroles faites dans une langue arabe qu’il maniait avec aisance, éloquence et élégance, sans qu’elle ne s’en trouve, jamais pour autant, rassasiée.

Avec sa disparition, le Maroc a perdu l’une des grandes figures du domaine scientifique, historique et diplomatique et l’un de ses derniers grands penseurs.

Un patriote engagé qui croyait au savoir

Le 15 juin 1921, un premier cri de la vie se fit entendre dans l’un des quartiers de la ville spirituelle pour annoncer la venue au monde d’un bébé qui allait devenir la fierté de toute une nation. Après avoir appris le coran à l’école coranique, Abdelhadi Tazi fait ses études primaires et secondaires dans sa ville natale où, né dans une famille ayant, à la fois, servi auprès des Sultans Hassan 1er  et Moulay Abdelaaziz, il prit part, dès son jeune âge, au Mouvement nationaliste. Ainsi, dans un Maroc sous Protectorat, le jeune homme, tout comme un grand nombre de ses semblables à l’époque, n’a pas échappé à la prison ni à l’exil pour des activités politiques et culturelles au moment où montait l’étoile du Mouvement National. Il est incarcéré une  première fois en 1936, à l’âge de quinze ans pour avoir participé à des manifestations de protestation contre l’arrestation des trois leaders nationaux : Allal El Fassi, Mohamed Hassan El Ouazzani et Mohamed Lyazidi. Par la suite, il est encore arrêté, à deux reprises, pour avoir revendiqué l’indépendance du Maroc en 1938 puis en 1944.

En diplomate né, il opte pour une école moderne qu’il a lui-même choisie, mais sans jamais rompre avec la célèbre Mosquée qu’il n’avait quittée qu’en période de prison et d’où il obtiendra, au grand bonheur de son père, le diplôme des études théologiques (Aâlimiya) avec la mention «Très honorable», le gratifiant du titre de Aâlem ou fqih (érudit), en 1947, «Le fqih est le titre qui me convient le mieux au vu de ma formation initiale à Fès et précisément à la Mosquée Al Qarawiyine dans son ancien cursus» avait expliqué le regretté dans l’une de ses dernières interviews. L’année suivante, il exerce en tant que professeur au sein de la même et prestigieuse université de sa ville natale qu’il avait marquée de son empreinte lors de son passage. En 1953, il obtient le Brevet de l’Institut marocain des études supérieures avant d’être nommé, en 1957, Directeur de la section culturelle au Ministère de l’Éducation nationale.

Diplômé des études supérieures en Histoire de l’Université Mohamed V avec mention «Très bien», sa soif d’apprendre ne le quitte pas, il obtient encore un diplôme d’Anglais de l’Institut des langues de Baghdad et empoche un Doctorat d’État Es-Lettres en Histoire à l’Université d’Alexandrie, en 1971, avec mention «Très honorable». Deux ans après, il est nommé à la tête de l’Institut Universitaire de Recherche scientifique (IURS)- poste qu’occupera plus tard l’écrivain Abdelkébir Khatibi-. Ainsi, a-t-il pu associer une double formation théologique et moderne et a pu s’ouvrir sur d’autres cultures et langues pour élargir son savoir et servir sa patrie dans les domaines de la science, de la culture et de la géographie.

Un parcours des plus riches

L’historien et écrivain a eu un long parcours de diplomate. Il a d’abord,  occupé le poste d’Ambassadeur du Maroc auprès de l’Irak de 1963 à 1967, puis auprès de La Libye de 1967 à 1968. Il retourne ensuite à Baghdad en tant qu’Ambassadeur et assume aussi des missions diplomatiques aux Émirats du Golfe (1968-1972). Ceci va marquer un tournant qui va propulser le jeune «fqih» dans le monde de la diplomatie. En 1979, il est nommé encore une fois, Ambassadeur auprès de la République Islamique d’Iran, puis Chargé de mission au Cabinet Royal. En alliant missions diplomatiques, enseignement et recherche, il a fait partie du Comité fondateur de l’Académie du Royaume du Maroc, en 1977.

Feu Tazi a enseigné et donné d’innombrables conférences sur l’Histoire des relations internationales et autres sujets relatifs à la Civilisation et à l’Histoire, dans plusieurs facultés et établissements supérieurs, à l’intérieur du Maroc comme à l’Étranger. Il est l’une des personnalités marocaines qui ont marqué de leurs empreintes de nombreux forums et instances culturelles.

Ses nombreux ouvrages et traductions de recherches et livres ont été traduits en Arabe, Français et Anglais. Déjà très jeune, il avait publié des centaines d’articles et d’essais (plus de 600). Le Pr. Abdelhadi Tazi a été le Président-Fondateur du Club diplomatique du Maroc, en 1990, Président de la VIème Conférence Mondiale des Noms Géographiques (New York) en 1992, membre de l’Académie Irakienne des Sciences, membre de l’Académie de la langue arabe au Caire, de l’Institut Arabo-Argentin, de l’Académie de la langue arabe de Jordanie, de l’Académie de la langue Arabe de Damas et de l’Institut du patrimoine islamique (Londres).

En novembre 2004, Abdelhadi Tazi est nommé membre correspondant de l’Institut Italien pour l’Afrique et l’Orient (ISIAO). Trois ans plus tard, il a été choisi comme membre du Conseil Scientifique de l’instance «Le Dictionnaire Historique» dont le siège est en Egypte.

Bien évidemment, la reconnaissance est dans l’ordre des choses. Il a été alors décoré du Wissam du Trône en 1963, de l’Insigne de l’État irakien «Wissam Arrafidayne» (Irak 1968), du Cordon de la capacité intellectuelle de classe exceptionnelle (Maroc 1976), de la Médaille d’Or de l’Académie du Royaume (1982), et le Wissam Al Arch de l’Ordre de Grand officier vient pour couronner le tout.

Ce qu’il a donné et semé, en d’autres germera et fleurira

Ceux qui ont connu et côtoyé de près ou de loin ce grand monsieur, d’une rare noblesse d’âme comme d’une exquise élégance morale, se souviendront toujours de la majesté et de la classe de l’homme de taille moyenne, de son sourire imprégné de bonté et de douceur, de l’éclat de ses yeux qui reflètent l’avidité d’un chercheur, la précision d’un historien, la finesse d’un diplomate, la sensibilité d’un écrivain, la grandeur et la présence imposante d’un érudit mais ô combien humble, la simplicité d’un enfant qui refuse de quitter son monde d’insouciance, d’espérance, d’enthousiasme et de joie de vivre.

Tous ceux qui ont eu la chance de bénéficier de ses cours gardent de lui le souvenir de l’homme savant, rigoureux et exigeant quant à l’emploi du mot juste, un homme qui avait l’art d’écouter avant de parler, ouvert au dialogue et à la promotion des connaissances. Alliant la passion de la recherche au goût de l’enseignement, il a toujours été un pédagogue incontournable et un fin diplomate d’abord avec ses élèves et étudiants. Il savait encadrer les travaux des autres et leur permettre de s’épanouir pleinement.  «Tous ceux qui ont été mes élèves, considérez-les comme vos frères et sœurs parce que ce sont mes enfants aussi», répétait-il à ses filles et fils. Il a été le mentor de milliers d’étudiants parmi lesquels des centaines de cadres supérieurs ont pu percer grâce à ses précieux conseils et ses judicieuses orientations.

Le sourire aux lèvres, il a fait de l’humour et de l’anecdote un moyen inédit de communication même pour exposer des récits historiques. Sa qualité première était la générosité et le partage du savoir qu’il considérait inutile si on le gardait pour soi. En cela, il était connu pour sa détermination à faire transmettre la connaissance aux générations montantes pour qu’elles restent fidèles et soient fières de leur identité et leur marocanité ; et ceci l’honorait et le glorifiait encore plus. Son goût pour la recherche et sa soif de connaissances ne se sont jamais altérés durant tout son parcours dont il a fait une passerelle entre les différentes cultures, compte tenu de ses recherches, de ses connaissances et de ses multiples déplacements entre les pays et les domaines du savoir. Sa personnalité chaleureuse et attachante se manifestait pleinement dans les différents domaines.

En chercheur et penseur infatigable et en homme de convictions, Abdelhadi Tazi a consacré toute sa vie à la science et aux livres dont il a fait ses meilleurs compagnons. Son patriotisme sincère et sa défense des constantes de la nation sont devenus des modèles de référence en matière d’Histoire diplomatique du Maroc et d’études au sujet de sa ville natale. Et pour ainsi dire, son colossal travail d’historien qui apporte un éclairage important sur notre Histoire, n’est-il pas la continuation de son engagement exemplaire ?

 Il restera de lui tout ce qu’il a donné

Sa passion pour les livres n’est pas le fruit du hasard mais plutôt le legs d’une famille qui a été à l’origine de l’introduction de la première imprimerie au Maroc. «J’ai évolué dans un milieu où politique et culture font bon ménage», dira-t-il. Il est l’auteur de cinquante-cinq ouvrages dont «Mon voyage en Europe», «Voyage dans l’Histoire diplomatique du Maroc», «Dans l’ombre de la foi», «L’Enseignement dans les pays arabes», «Le Protectorat français- début et fin», «Les Waqfs marocains à Jérusalem», «Les Codes secrets dans les correspondances marocaines», «La Femme dans l’Occident musulman», «Onze siècles de l’histoire de l’université Al Qarawiyine», «Histoire de l’université Al Qarawiyine» en trois volumes. Au demeurant, de son vivant, il disait que «sans l’Université Al Qarawiyine, le Maroc serait, aujourd’hui, un pays parlant une  langue autre que l’arabe et peut-être un peuple croyant à une religion autre que l’islam».

Et c’est à partir de Bagdad qu’il entamera l’écriture des douze tomes de son encyclopédie «L’Histoire de la diplomatie marocaine». Ses récits de voyage retracent sa profonde connaissance dans divers domaines, sa quête de l’Autre, son intelligence impressionnante, ses qualités de fin observateur et son amour pour le partage du savoir et l’échange d’idées. Le patrimoine a toujours été au cœur de ses travaux et n’avait pas de secret pour lui. Ses ouvrages sont considérés comme des références en la matière. «Le grand voyage d’Ibn Battouta» a été traduit en chinois et pour cause il traitait un pan de l’Histoire de la Chine que les Chinois ignoraient. Et ce qui l’y a aidé est, bien entendu, ses nombreux déplacements puisqu’il a affiché, au compteur, plus de 1330 vols à sillonner le monde.

L’historien et témoin des multiplicités

Ce Grand homme à tous égards, d’une profonde exigence morale et intellectuelle, a tiré, dignement, sa révérence jeudi 2 avril 2015, à l’âge de 94 ans, après une vie riche d’écrits et de savoir. La terre et les cieux lui ont été cléments en lui donnant une belle vie et une belle mort. Son parcours met en évidence l’apport et la contribution riche et variée de feu Abdelhadi Tazi, à l’enseignement, à la recherche scientifique et à l’Histoire du Maroc en sa qualité d’érudit inégalable. Sa mémoire inspire à tout le pays, aux jeunes et grands, le respect et l’admiration. Sa vie entière a été une grande mémoire vivante. Il nous laisse une œuvre importante, dense et étoffé et ses recherches se caractérisent par leur façon d’aller droit à l’essentiel. Tous ses écrits captent le lecteur par son style élégant où se manifestent son art de la suggestion et son sens de la formule juste qui fait de leur lecture un plaisir toujours renouvelé. Ses récits historiques, quant à eux, nous montrent la voie d’un nouveau regard identitaire, celui qui sans perdre d’émotion, donne par la raison scientifique une force invincible à la vérité historique. Il a toujours su partager son savoir et ses projets avec le plus grand nombre. «Cet homme généreux de lui-même» a tenté inlassablement de construire des «ponts» afin de nous réconcilier avec nos civilisations d’origine en ouvrant une fenêtre, à chaque fois, sur le patrimoine arabe et islamique, avec notre histoire en contribuant, substantiellement, à l’écriture de la glorieuse histoire de la résistance marocaine et avec nous-mêmes en somme. Lui qui a toujours dit que la construction de la société passe par les académies et les universités, faisait de la réflexion et de la recherche sa deuxième nature. C’est pourquoi il a toujours tenu à cultiver un humanisme universel qui rapproche femmes et hommes dans des valeurs spirituelles invitant à la paix, à l’amour, à l’humanité généreuse, solidaire et pure.

A nous tous, cette grande figure emblématique des sciences et des lettres manque, en ces temps de doute et d’incertitudes, car au-delà de l’universitaire érudit, du chercheur éminent, du savant modèle et distingué par sa culture, son intelligence et son génie, de l’historien hors-pair, du diplomate chevronné, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin du «fqih», «l’homme éternel», le créole soucieux des valeurs d’humanisme. Aujourd’hui, ses proches ont la charge lourde de porter «l’Histoire d’une vie confondue à celle d’une nation» et de la rendre accessible au plus grand nombre possible afin que ses vertus continuent à briller même de l’au-delà.

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