Libye, vers la fin de l’aventure de Haftar

Par Kamal Kajja

Docteur et chercheur en géopolitique

Le samedi 6 juin 2020, le président égyptien, Abdel Fatah Sissi, qui était en présence du maréchal Khalifa Haftar et du président du Parlement de Tobrouk, Aguila Saleh, a annoncé une initiative de paix visant à mettre fin à la guerre qui fait rage en Libye.

Cette initiative intervient dans un contexte marqué ces dernières semaines par les défaites successives des forces de Haftar, suite à plus un an d’une campagne militaire qui avait pour objectif la prise de la capitale libyenne Tripoli et de tout l’ouest libyen. Après avoir perdu les deux villes stratégiques de Sebrata et Sorman en avril 2020, les forces de Haftar ont subi un nouveau revers, le 18 mai 2020, en perdant la base stratégique d’al Watiya, principale base de ces forces dans l’ouest libyen, au profit des forces du Gouvernement d’Union Nationale (GUN) de Fayez Saraj, soutenues par la Turquie. Cette dernière cherchera à utiliser la base d’al Watiya pour renforcer sa présence militaire en Libye, en l’équipant de matériel qui sera déterminant pour ses futures opérations militaires sur le territoire libyen et dans la région.

La perte d’al Watiya a un constitué un choc pour les forces de Haftar et a grandement affecté le moral de ses combattants. La prise de cette base a permis aux forces du GUN de libérer des forces pour exercer une énorme pression sur les troupes de Haftar stationnées à Tripoli. Chose fait, puisque le 3 et 4 juin 2020 les forces du GUN ont asséné un autre revers à Haftar, en prenant le contrôle de l’aéroport Tripoli et en libérant complètement le sud de la capitale libyenne. Le porte-parole de Haftar, Ahmad al Mismari un justifié la déroute des troupes du maréchal et leur fuite de Tripoli comme un « redéploiement » et « une preuve de bonne volonté », suite à l’annonce des Nations Unies, le mercredi 3 juin 2020, de la reprise des pourparlers militaires entre les deux belligérants rentrant dans le cadre du Comité 5+5.

Bénéficiant du précieux soutien militaire de la Turquie, qui a été très décisif dans le rétablissement de l’équilibre de force, et d’une supériorité aérienne grâce au déploiement de drones armés turcs, les forces du GUN ont profité la déroute des forces de Haftar pour prendre le contrôle le 5 juin 2020 de la ville Tarhouna. Cette ville stratégique située à 80 Km au sud-est de Tripoli, et qui constituait la base arrière des forces Haftar pour leur offensive contre Tripoli, est le dernier bastion de ces forces dans l’ouest libyen.

La prise de la ville de Tarhouna, constitue un tournant dans la guerre en Libye et une défaite cinglante pour les forces de Haftar. Elle marque la fin de la campagne militaire de ce dernier pour s’emparer de Tripoli et de l’ouest libyen. Cette défaite, qui ramène Haftar à la case départ, constitue également un véritable camouflet pour ses parrains régionaux. Galvanisés par leur récentes victoires, les forces du GUN ont pris le contrôle de la ville de Bani Walid et ont lancé samedi, 6 juin 2020, une opération militaire visant la libération de la ville de Syrte, contrôlée par les forces de Haftar depuis janvier 2020. Située à 450 Km de Tripoli, sur la côte libyenne, Syrte, ville natale de Mouammar Kadhafi, constitue une ville stratégique voire un verrou entre l’est et l’ouest libyen.

En cas de prise de contrôle de la ville Syrte, les forces du GUN vont essayer de reprendre la base stratégique d’al Joufrah. Un autre scénario est également probable, les forces du GUN essayeront de profiter de ce renversement de l’équilibre de force sur le terrain et pousser leur avantage sur le terrain pour s’emparer du croissant pétrolier et des terminaux de Sadra et Ras Lanouf, qui sont contrôlés par Haftar depuis 2016. L’objectif ultime derrière une telle opération, serait de priver Haftar de la carte stratégique du pétrole.

C’est dans ce contexte, marqué par les victoires successives des forces du GUN, que se situe l’initiative politique d’Abdel Fatah Sissi. Le président égyptien a annoncé que l’initiative égyptienne est basée sur le respect de toutes les initiatives et les efforts internationaux, visant à préserver l’unité de la Libye. Sissi a ainsi appelé à un cessez-le-feu, qui devrait entrer en vigueur le lundi 8 juin 2020, et a invité les protagonistes à adopter une déclaration constitutionnelle qui ouvrira la voie à la relance du processus politique pour arriver à une solution au conflit libyen.

L’initiative égyptienne a appelé ainsi à l’expulsion des mercenaires étrangers du territoire libyen, au désarmement de toutes les milices libyennes et la relance, à Genève, du Comité militaire 5+5 sous les auspices des Nations Unies. Sur le plan politique, l’initiative égyptienne a appelé également à la nomination d’un président ainsi que de deux vice-présidents pour une période transitoire, qui durera un an et demi, et à une représentation équitable des trois régions libyennes (la Tripolitaine, le Fezzan et la Cyrénaïque) dans les instances de l’État.

Tout cela sera sous une supervision des Nations Unies et en conformité avec les résolutions du sommet de Berlin. Très affaibli, le maréchal Haftar qui était présent au côté du président égyptien, s’est dit prêt à accepter le cessez-le-feu proposé par Sissi dans le cadre de son initiative politique, alors qu’il a rejeté l’accord de Skhirat et a refusé les cessez-le-feu proposés par les sommets de Moscou et de Berlin.

On peut se demander si l’initiative égyptienne, qui a reçu le soutien de certains pays tels que la Russie, l’Arabie Saoudite, le Koweït et la Jordanie, reflète-t-elle vraiment la volonté de l’Égypte de mettre fin au conflit ou s’agit-il juste d’une manœuvre égyptienne visant à stopper l’offensive des forces du GUN, voire à contourner l’accord de Skhirat ? Pour le moment le Gouvernement d’Union Nationale de Fayez Saraj a refusé de donner son aval à l’initiative égyptienne, alors que le rapport de force sur le terrain est en faveur de ses forces.

Lors de sa visite à Ankara, le 3 juin 2020, afin de remercier la Turquie pour son aide, Fayez Saraj a clairement déclaré qu’il était déterminé à « vaincre l’ennemi », en faisant allusion à Haftar qu’il veut exclure de toute négociation concernant l’avenir de la Libye. Plusieurs membres du Conseil présidentiel libyen, dont son président, Khaled al Machri, ont également rejeté l’initiative égyptienne ainsi que toute négociation avec Haftar. Ces derniers ont affirmé que l’initiative du président égyptien n’a rien apporté de nouveau et qu’elle reflète seulement la position égyptienne à l’égard du conflit libyen.

Face à la déroute de Haftar, quelle sera la réaction de ses parrains régionaux, notamment les Émirats Arabes Unies et l’Égypte ? Ces derniers opteront-t-ils pour une nouvelle escalade et une exacerbation du conflit en apportant leur soutien à Haftar, ou opteront-t-ils pour une solution politique au conflit ? Quel sera l’avenir de Haftar si un autre scénario se profilait et qui consisterait dans le lâchage de ce dernier par ses propres alliés ? On notera que certains rapports ont par le passé évoqué que l’Égypte, qui refuse toute implication directe dans le conflit libyen, est en phase de revoir sa position concernant Haftar.

D’autres rapports ont même parlé de la volonté de l’Égypte de carrément lâcher le maréchal et procéder à son remplacement la tête de l’Armée nationale libyenne. L’absence de vision politique chez Haftar ainsi que son entêtement à résoudre le conflit par la force, combinés avec ses défaillances militaires et son échec à réaliser une victoire décisive sur le terrain, font que ce dernier est devenu, aux yeux de ses alliés, une partie du problème et non de la solution.

En attendant que les parrains régionaux du maréchal libyen mettent de l’ordre dans leurs cartes et réfléchissent sur la stratégie à adopter face aux récents événements, la déroute de Haftar a sonné le glas pour son aventure militaire et risque même de sceller son avenir politique.

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